UA-156555446-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Les feuillets de poésie - Page 10

  • Porto

    Porto PL.jpg

     

     Porto

                         À mon père

     

     

          

     

    J’ai fait l’amour avec les vagues

    Qui m’aime, m’a aimée, m’aimera 

    Jamais

    Jamais

    J’ai fait l’amour avec la mer

    Elle était dure

    Violente

    Comme une mère méchante

    Qui fouette

    Va, fais

    Et tiens-toi droite

    Tiens-toi droite

    Un homme a passé

    Grand, vieux

    Il a souri

    Souri sous sa belle moustache

     

     

    Rumeur de la mer incessante

    Joie, joie

    De la houle ascendante

    Qui m’aime, m’a aimé, m’aimera

    Jamais

    Jamais

    L’Algérie est de l’autre côté

    Et les îles dans la beauté

    Je suis de là

    Qui m’a aimée

    Je sors de la mer incessante

    Je sors du ventre de la mer

    Fillette dans une serviette

    Verte

    Verte comme la pomme granny

    Elle a une blonde tresse mouillée

    Et un peu tremble

    Dans sa serviette

     

     

    Au soir tombé

    Je vois la mer elle m’attend

    Elle m’appelle

    Est-ce de là que vient l’amour

    L’ai-je connu, l’ai-je perdu 

    Le trouverai-je en m’y perdant

    Si je m’y jette

    Si je m’enfuis sur un bateau

    Pour aller aux rades lointaines

    Même plus loin que l’Algérie

    Que les îles dans leur beauté

    Ailleurs qu’en Méditerranée

    Du côté de Valparaiso

    Où vient rêver le Pacifique

    Ou bien aux rives du Douro

    Quand il se perd dans l’Atlantique.

     

     

    Porto

    Austère et grise sous la pluie d’août

    Et dans la nuit

    Un seul chemin

    Une avenue

    Vers l’acropole

    Je marche vite et je suis seule

    Qui m’a aimée

    Vers le sommet

    Un cinéma abandonné sous sa marquise

    Les année trente

    Une autre vie mais pas la mienne

    Il y a longtemps

    Un port obscur et dangereux

    Chiottes publiques

    On s’y rencontre

    J’entends parler se bousculer

    Et je dévale une ruelle

    En escaliers ordures grasses

    Rampe luisante sous la lumière

    Un chat pelé

    Il n’y a personne

    Ou bien une ombre

    Un qui m’aima

    Un homme jeune qui fut marin

    Dans tous les ports au bout du monde

    J’étais pas née

    Mais il m’aimait

    Il m’attendait.

     

     

     

    Françoise Donadieu

     

     

     

  • Quand parole et fruit se font rubis - Angèle Paoli

    Lib de Sang.jpg

     

     

    Le vent se lève   sur la vague   lave brûlante    chaleur de plomb    la mer lie de vin soulève sa houle jusqu’aux rives oubliées de Naxos    c’est là qu’ombrageuse   j’aborde aux noces folles de Bacchos    couchée à l’abri de la grotte marine    une ménade dort   lascive blancheur drapée nue de l’ivresse douce des sommeils de la chair  volupté tendre offerte à mes regards absents

     

    Une aiguière est levée en l’honneur des amours de Bacchos   son breuvage tremblé  bruit  clarté cristalline du gemme   les rires aux râles et aux ruts se mêlent corps vibrants pourpres d'incandescence sons de crotales de cymbales de flûtes folie canaille des bacchantes des silènes des boucs agités de grelots les faunes réjouis éructent une haleine fétide l’incarnat de leur bouche s'exalte des vapeurs hantées aux rictus des démons

     

    Une panthère  ocelles d’or  veille sur l’ivresse confuse des dieux  Hiératiquement

     

    De l’enchevêtrement  grappes de chairs avides de liesses éternelles  surgit dans l'incarnat pâlissant du visage  le souvenir encore vif de Bacchos  enfant rondeurs rubicondes  promises aux excès chaleureux de la vigne   odeur de feu qui rôde depuis l’aube autour du roc battu par la vague brûlante  je le vois qui offre son front torsadé pampres et vrilles et me tend bienveillant la coupe translucide calice de fruits mûrs qui scellera la liqueur de nos vœux 

     

    Je n’ai d’yeux désormais que pour les ciselures tendues à nos lèvres luisantes des rubis de la vigne   céderai-je lassée des pleurs versés pour toi Thésée aux enivrements promis par l'élixir divin  bouche entr’ouverte sur le désir   Bacchos déjà ferme les yeux sur l'ivresse prochaine  l'or du vin roule dans nos veines sang mêlé au sang immortel de la treille  ensemble nous rythmons nos sens enchevêtrés au thyrse de l'amour

     

    La mer lie de vin se retire enroulant de ses plis le tumulte des dieux

     

    L'île dérive ivre de ses sourdes détresses 

     

    L’antique bacchanale se noie dans ses brumes de feu.

     

     

     

     Angèle Paoli                   

     

     

     

     

     

    cadre bio APaoli.jpg

     

     

     

    __________________________________________________________________________________

    • Le poème Libations de sang est paru dans la revue Siècle 21 (n°14 - Printemps-Été 2009, dossier "Le Vin", p.149)
    • voir aussi la revue Terres de femmes, pages consacrées à l'auteur.

     

     

  • Variations sur le JE - Laurence Verrey

     

     

    On connaissait Laurence Verrey poète, sa passion originelle pour l’univers de la musique, ses façons de donner de l’ardeur et de la rythmique aux mots, de mettre en appel une voix qui traverse de plain pied et la terre et le ciel, comme dans Pour un Visage (Éd. L’Aire, 2003) ou Vous nommerez le jour (Samizdat, 2005). On la découvre ici en tenue de prose, avec un réel bonheur, livrant une suite de textes brefs, dits « proses libres » qui ne sont ni chroniques, ni nouvelles, et savent avec malice et élégance  échapper aux classifications courantes. Chaque prose est comme une partition, sans rien qui pèse, choisissant une clef particulière, un angle d’attaque spécifique pour offrir un aperçu signifiant de l’espace humain et de la démarche littéraire de  l’auteur qui ici, plus encore qu’ailleurs, vivent de concert.

    Oui, comme l’annonce justement Laurence Verrey en préface, c’est une « foule de présences » qui vivent dans ces pages sachant jouer de tous les registres, graves et souriants, instruits ou naturels, toujours généreux et attentifs à cet autre qu’elle rencontre dans son  jardin comme au bout du monde. Alors des formules étincelantes viennent se poser parmi nous, comme celle-là : « Les graveurs de blé. On les appelle aussi poètes de l’invisible ».

    Et l’on saute d’une lecture à l’autre comme d’une pierre de ruisseau à la suivante, en prenant le temps du plaisir.

     

    « Une brève transe de cailloux » est un ensemble remarquablement minutieux, qui témoigne d’une vigilance à l’égard du monde qui ne se dément jamais, avec de belles percées d’humour, des digressions de connaissance, un amour de la création et de profonds questionnements. Voilà pourquoi ce livre ajoute à l’œuvre de ce poète de tout premier plan dans le monde de la Suisse romande contemporaine ; il témoigne de ces variations sur le Je si contemporaines qui éclaireront le lecteur. Il signe une indéniable maturité d’écriture.

    Il convient également de saluer le travail remarquable de l’éditeur, L’Aire, un de ces rares éditeurs à offrir des livres dont on coupe les pages au coupe-papier, pour mieux en goûter la saveur.

     

    Hommage appuyé ici à ces amis des mots du « pays de lenteur » dont notre hâte d’hydrogène n’a pas fini d’apprendre les leçons.

     

     

     

    Dominique Sorrente

     

     

     

     

    champ de blé.jpg

     

     

    Graveurs de blé

     

     

    Les graveurs de blé. On les appelle aussi poètes de l’invisible. Ou céréaliers de la perfection. Ou danseurs des cercles. Ils agissent de nuit, sans crier gare. Ils se produisent surtout lorsque la lune est dans sa plénitude et les blés tendus par la fécondité. Ils se rendent sur des lieux cultivés avec des instruments qui échappent à la vue des dormeurs tranquilles. Ils ne sont pas bruyants, ce ne sont pas des brigands, bien qu’ils éveillent la colère de certains agriculteurs, ils ne viennent pas pour voler le blé, seulement le coucher un peu comme dans un berceau, comme pour bercer la beauté dans son lit, mais une beauté intelligente, qui signifierait, mais quoi ? chercherait à ouvrir les esprits à une autre dimension, mais laquelle ? Ils se déplacent avec une vélocité inouïe, et créent en quelques secondes d’étranges poèmes visuels. À l’insu de tous les regards. Auriez-vous la place dans l’une de vos nuits pour un charme second, une prière de blé ? Nul ne les a convoqués, et les voilà venus pour une apparition brève et splendide. De cercles ou de croissants tracés dans la toison des champs comme avec des compas géants, par des mains diligentes et rapides.

    Certains, armés de cordes et de planches, ont bien tenté d’imiter les chefs-d’œuvre des faiseurs de cercles apparus dans le passé, usurpant l’idée des géomètres célestes. D’autres plaquent en pleine nature des slogans aguicheurs, bien décidés à faire profit du mystère entourant ces manifestations.  Mais leurs créations n’égalent en rien celles des authentiques graveurs. Ni en beauté, ni en soleils cachés. Et l’énigme nocturne des graveurs de blé étonne par sa gratuité, sa tranquillité souriante, qui se passe de discours. Nul ne revendique ces atteintes à la posture naturellement noble du blé que le vent ou les orages n’ont pas réussi à entamer. Cela devrait suffire à nous alerter, à élargir notre regard.

    Lorsque les vrais céréaliers ont agi, laissant le champ en proie  à une intense perfection, c’est comme si un courant d’énergie différente avait traversé le champ du visible. Une chaleur passe, de larges ondes parcourent l’espace, comme à la lecture d’un poème ou à la contemplation d’une toile aux vibrations claires. Les visiteurs qui se rendent sur les lieux se sentent envahis d’une exaltation inconnue, d’une attirance soudaine pour des formes naturelles qu’ils ne remarquaient même plus : la lune dessinant ses arabesques sur un ciel encore pâle, ou l’éclat de sa forme de lentille lorsqu’elle s’élève du coeur d’une brume. Ils s’exclament : nos mains aussi pourraient sculpter cette beauté ! La terre n’est pas là que pour remplir gosiers et coffres, faire fleurir les affaires en bourse. À force de pillages, de gaspillage, nous détruisons son visage sacré. Et les forces de la nature se déchaînent.

    Énigme occulte et lumineuse, phénomène de boules de feu venues du cosmos ? Ou actes de plaisantins, comme on l’a dit ? À n’en pas douter, plaisantins magnifiques, dont l’art pourrait  devenir contagieux. Jubilatoire est en effet le feu qui donne envie de créer à son tour la beauté. Les graveurs de blé nous interpellent : soyons nous aussi des déchiffreurs avisés du message contenu là !

     

     

     

    Laurence Verrey

    (extrait de Une brève transe de cailloux)

     

     

     

     

    bio LVerrey.jpg

     

     

     

    - Voir également le site de Laurence Verrey,

    - une notice bio-bibliographique

    - poèmes extraits de Vous nommerez le jour (Samizdat, 2005)

    - La scriptothèque