On connaissait Laurence Verrey poète, sa passion originelle pour l’univers de la musique, ses façons de donner de l’ardeur et de la rythmique aux mots, de mettre en appel une voix qui traverse de plain pied et la terre et le ciel, comme dans Pour un Visage (Éd. L’Aire, 2003) ou Vous nommerez le jour (Samizdat, 2005). On la découvre ici en tenue de prose, avec un réel bonheur, livrant une suite de textes brefs, dits « proses libres » qui ne sont ni chroniques, ni nouvelles, et savent avec malice et élégance échapper aux classifications courantes. Chaque prose est comme une partition, sans rien qui pèse, choisissant une clef particulière, un angle d’attaque spécifique pour offrir un aperçu signifiant de l’espace humain et de la démarche littéraire de l’auteur qui ici, plus encore qu’ailleurs, vivent de concert.
Oui, comme l’annonce justement Laurence Verrey en préface, c’est une « foule de présences » qui vivent dans ces pages sachant jouer de tous les registres, graves et souriants, instruits ou naturels, toujours généreux et attentifs à cet autre qu’elle rencontre dans son jardin comme au bout du monde. Alors des formules étincelantes viennent se poser parmi nous, comme celle-là : « Les graveurs de blé. On les appelle aussi poètes de l’invisible ».
Et l’on saute d’une lecture à l’autre comme d’une pierre de ruisseau à la suivante, en prenant le temps du plaisir.
« Une brève transe de cailloux » est un ensemble remarquablement minutieux, qui témoigne d’une vigilance à l’égard du monde qui ne se dément jamais, avec de belles percées d’humour, des digressions de connaissance, un amour de la création et de profonds questionnements. Voilà pourquoi ce livre ajoute à l’œuvre de ce poète de tout premier plan dans le monde de la Suisse romande contemporaine ; il témoigne de ces variations sur le Je si contemporaines qui éclaireront le lecteur. Il signe une indéniable maturité d’écriture.
Il convient également de saluer le travail remarquable de l’éditeur, L’Aire, un de ces rares éditeurs à offrir des livres dont on coupe les pages au coupe-papier, pour mieux en goûter la saveur.
Hommage appuyé ici à ces amis des mots du « pays de lenteur » dont notre hâte d’hydrogène n’a pas fini d’apprendre les leçons.
Dominique Sorrente
Graveurs de blé
Les graveurs de blé. On les appelle aussi poètes de l’invisible. Ou céréaliers de la perfection. Ou danseurs des cercles. Ils agissent de nuit, sans crier gare. Ils se produisent surtout lorsque la lune est dans sa plénitude et les blés tendus par la fécondité. Ils se rendent sur des lieux cultivés avec des instruments qui échappent à la vue des dormeurs tranquilles. Ils ne sont pas bruyants, ce ne sont pas des brigands, bien qu’ils éveillent la colère de certains agriculteurs, ils ne viennent pas pour voler le blé, seulement le coucher un peu comme dans un berceau, comme pour bercer la beauté dans son lit, mais une beauté intelligente, qui signifierait, mais quoi ? chercherait à ouvrir les esprits à une autre dimension, mais laquelle ? Ils se déplacent avec une vélocité inouïe, et créent en quelques secondes d’étranges poèmes visuels. À l’insu de tous les regards. Auriez-vous la place dans l’une de vos nuits pour un charme second, une prière de blé ? Nul ne les a convoqués, et les voilà venus pour une apparition brève et splendide. De cercles ou de croissants tracés dans la toison des champs comme avec des compas géants, par des mains diligentes et rapides.
Certains, armés de cordes et de planches, ont bien tenté d’imiter les chefs-d’œuvre des faiseurs de cercles apparus dans le passé, usurpant l’idée des géomètres célestes. D’autres plaquent en pleine nature des slogans aguicheurs, bien décidés à faire profit du mystère entourant ces manifestations. Mais leurs créations n’égalent en rien celles des authentiques graveurs. Ni en beauté, ni en soleils cachés. Et l’énigme nocturne des graveurs de blé étonne par sa gratuité, sa tranquillité souriante, qui se passe de discours. Nul ne revendique ces atteintes à la posture naturellement noble du blé que le vent ou les orages n’ont pas réussi à entamer. Cela devrait suffire à nous alerter, à élargir notre regard.
Lorsque les vrais céréaliers ont agi, laissant le champ en proie à une intense perfection, c’est comme si un courant d’énergie différente avait traversé le champ du visible. Une chaleur passe, de larges ondes parcourent l’espace, comme à la lecture d’un poème ou à la contemplation d’une toile aux vibrations claires. Les visiteurs qui se rendent sur les lieux se sentent envahis d’une exaltation inconnue, d’une attirance soudaine pour des formes naturelles qu’ils ne remarquaient même plus : la lune dessinant ses arabesques sur un ciel encore pâle, ou l’éclat de sa forme de lentille lorsqu’elle s’élève du coeur d’une brume. Ils s’exclament : nos mains aussi pourraient sculpter cette beauté ! La terre n’est pas là que pour remplir gosiers et coffres, faire fleurir les affaires en bourse. À force de pillages, de gaspillage, nous détruisons son visage sacré. Et les forces de la nature se déchaînent.
Énigme occulte et lumineuse, phénomène de boules de feu venues du cosmos ? Ou actes de plaisantins, comme on l’a dit ? À n’en pas douter, plaisantins magnifiques, dont l’art pourrait devenir contagieux. Jubilatoire est en effet le feu qui donne envie de créer à son tour la beauté. Les graveurs de blé nous interpellent : soyons nous aussi des déchiffreurs avisés du message contenu là !
Laurence Verrey
(extrait de Une brève transe de cailloux)
- Voir également le site de Laurence Verrey,
- une notice bio-bibliographique
- poèmes extraits de Vous nommerez le jour (Samizdat, 2005)
- La scriptothèque
Le vent se lève sur la vague lave brûlante chaleur de plomb la mer lie de vin soulève sa houle jusqu’aux rives oubliées de Naxos c’est là qu’ombrageuse j’aborde aux noces folles de Bacchos couchée à l’abri de la grotte marine une ménade dort lascive blancheur drapée nue de l’ivresse douce des sommeils de la chair volupté tendre offerte à mes regards absents
Une aiguière est levée en l’honneur des amours de Bacchos son breuvage tremblé bruit clarté cristalline du gemme les rires aux râles et aux ruts se mêlent corps vibrants pourpres d'incandescence sons de crotales de cymbales de flûtes folie canaille des bacchantes des silènes des boucs agités de grelots les faunes réjouis éructent une haleine fétide l’incarnat de leur bouche s'exalte des vapeurs hantées aux rictus des démons
Une panthère ocelles d’or veille sur l’ivresse confuse des dieux Hiératiquement
De l’enchevêtrement grappes de chairs avides de liesses éternelles surgit dans l'incarnat pâlissant du visage le souvenir encore vif de Bacchos enfant rondeurs rubicondes promises aux excès chaleureux de la vigne odeur de feu qui rôde depuis l’aube autour du roc battu par la vague brûlante je le vois qui offre son front torsadé pampres et vrilles et me tend bienveillant la coupe translucide calice de fruits mûrs qui scellera la liqueur de nos vœux
Je n’ai d’yeux désormais que pour les ciselures tendues à nos lèvres luisantes des rubis de la vigne céderai-je lassée des pleurs versés pour toi Thésée aux enivrements promis par l'élixir divin bouche entr’ouverte sur le désir Bacchos déjà ferme les yeux sur l'ivresse prochaine l'or du vin roule dans nos veines sang mêlé au sang immortel de la treille ensemble nous rythmons nos sens enchevêtrés au thyrse de l'amour
La mer lie de vin se retire enroulant de ses plis le tumulte des dieux
L'île dérive ivre de ses sourdes détresses
L’antique bacchanale se noie dans ses brumes de feu.
Angèle Paoli
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