22 juin 2009
PISTOIA : le temps du jumelage poétique IV


Voisine de la gare, installée dans le vénérable Palais du Tau, la Fondation Marino Marini expose des tableaux, des dessins préparatoires, des statues – en marbre ou plâtre – de ce grand sculpteur (né à Pistoia en 1901, mort à Viareggio en 1980). En sortant de ce lieu, j’avais l’impression d’avoir découvert l’essentiel de l’artiste – sensation que j’avais éprouvée lorsque j’entrai pour la première fois dans l’Hôtel Salé abritant le musée Picasso à Paris ; sans doute la visite du « Centre de documentation » pistoiese ne dispense-t-elle pas de celle du « Musée Marino Marini » installé dans l’ancienne église de Saint-Pancrace à Florence, mais elle y prépare, dans l’intimité d’une dizaine de petites salles d’exposition occupant deux étages, par sa belle intelligence muséographique, combinant la chronologie et les genres des oeuvres. Tout au long du parcours effectué avec le groupe des voyageurs venus de France, sous l’autorité de Paolo et la conduite d’une employée de la fondation, deux amis italiens - l’un peintre (Claudio Frosini), l’autre critique d’art, essayiste, nouvelliste que l’on m’a beaucoup loué (Gianfilippo Paganelli) - m’ont grandement éclairé sur le travail en profondeur de Marini. Si l’archaïsme grâce auquel les Picasso, les Braque, Brancusi… ont construit leur identité artistique était retrouvé par eux dans les « arts premiers » d’Afrique ou d’Océanie, celui de Marini est alimenté par la mémoire autochtone de la vieille civilisation étrusque, ce pilier enfoui de la civilisation romaine. D’où les « Pomone », déesses-mères de l’inspiration du sculpteur ; d’où les chevaux qui me rappellent Tarquinia et d’autres figures équestres dans l’art funéraire de l’Etrurie. Avec Marini on est ramené – sautons dans le jeu de mots ! – à l’élémentaire de l’élément Terre, dont la représentation symbolique la plus ancienne est le carré, comme chacun sait - tandis que le ciel est désigné par le cercle. Il en est ainsi par exemple dans les pièces de monnaie chinoise, depuis la plus haute antiquité : circulaires, comme le ciel dont l’empereur est le « dragon », mais percées d’un carré central car elles servent aux échanges terrestres. Dans la méditation de Marini, le quadrilatère obsédant de Pistoia joue également sa partie[1]. Son art, ancré au plus profond d’une tradition arrachée à des cimetières, n’en revendique pas moins la liberté moderne de jouer avec les formes, de les abstraire pour atteindre l’évidences dans son noyau. Et comme l’appréhension de l’espace nécessaire aux statues passe d’abord chez lui par une approche picturale, l’acte de peindre et de sculpter sont dans une complémentarité organique[2]. D’où résulte, avec un sentiment de grande unité, un équilibre très apaisant pour celui qui regarde. C’est beau parce que c’est juste : spectacle extériorisé d’une vérité intérieure, interne.
[1] « Pistoia è la città dove sono nato, naturalmente e umanamente tutti siamo attaccati alla nostra particella da dove siamo nati. Pistoia è in me, anzi, insegna anche qualcosa, un certo ordine gotico, una certa struttura, una certa costruzione medievale. Ci sono delle bellissime cose a Pistoia, di primissimo ordine, cominciando dal Pisano. Certamente l'artista italiano nasce con questa grande tradizione sulle spalle, ed è una grande fatica perché è difficile misconoscerla. »
Marino Marini, Un Aureola di sole, Confessioni sull’arte e otto disegni inediti, Fondazione Marino Marini edizioni, e Via del Vento edizioni, 1991.
« Pistoia est la ville où je suis né, naturellement et humainement nous sommes tous attachés à la parcelle qui nous a vu naître. Pistoia est en moi, bien plus : elle enseigne aussi quelque chose, un certain ordre gothique, une certaine structure, une certaine construction médiévale. Il y a de très belles choses à Pistoia, des œuvres de premier ordre, en commençant par celles de Pisano. Certainement, pour l’artiste italien qui naît avec ce grand poids de tradition sur les épaule, c’est un énorme labeur car il est difficile de l’ignorer. » (Trad. A. Ughetto)

Pomona
à Marino Marini
― Innombrables ―
les sculptures
― monumentales ―
déclinent à l’infini des miroirs leurs ventres
généreux
plis et replis rebonds stéatopyges
fesses cuisses hanches et seins vastes croupes larges
matricielle abondance de chair blanche
courbes du sexe clos
sur son silence lisse
― Pomone ―
Ô déesse-mère
étrusque de toujours
tes nudités amples offertes à la caresse
― vierge ―
de mon regard nu
tu déplies dans l’écho du silence
tes visages lunaires regards absents
ouverts sur l’invisible
rendu à la pleine lumière par le souffle
sculpteur.
Angèle Paoli

La lumière a posé sur le blanc l’insistance charnelle des Pomone. Là, dans leur alignement, elles feignent l’immobilité, mais notre propre frémissement est preuve de vie sous-jacente, de marbre incandescent ! Et les chevaux affirment l’éveil du bronze, l’huile coule ses teintes dans des rectangles stricts. Je tiens un nombril bleu au sein du bleu, l’œil cerclé de rouge n’est pas un œil… il vit cependant d’offrandes en sa pupille. Ce sont matières et forces qui tiennent tête au vide. Se comprend un moment notre utilité.
Olivier Bastide
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- voir Marino Marini, page wikipedia
- page dédiée sur le site de la mairie de Pistoia (en anglais)
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09 mai 2009
Laurent Xavier Cabrol ~ Peindre le souffle
ATELIER par vent de sud-est
au peintre Laurent Xavier Cabrol,
assidû maroufleur des signes
au parc du Mugel
Pour Préface
D’une rive à l’autre, l’oiseau porte et ramène.
Les signes et les noms, les promesses de nids.
Il est celui qui toujours relie.
L’autre rive est là qui nous regarde et se laisse regarder. L’autre rive aux gestes indistincts,
devant elle coule une mémoire de Gange avec
ses rites très anciens.
On la soupçonne peu. Et pourtant elle s’offre, se laisse contempler.
Et peu à peu, à l’aune de ses allers-retours, on découvre que la réalité la plus sûre n’est pas celle des exercices quotidiens, mais l’horizon qui les visite.
On se laisse entreprendre par ces signes revenus de séjours d'arrière-monde.
On pressent qu’ il y a un peintre qui nous ressemble à la frontière de la mer.
En toute sympathie, j’ai mis mes mots sur ce chemin qui invite
à quitter l’atelier pour mieux y retourner.
DS
Peintures Laurent Xavier Cabrol
Textes Dominique Sorrente
ABRUPT
Ceci est un périple.
La fortune de l’air orientait ce moment singulier.
Un passant
par vent de sud-est
est parti à l’intérieur du paysage
pour loger ses commencements.
Surgie au-devant de lui-même,
une trace comme une avancée
fut instruite.
Dehors, un aplomb posé en mer
se raconte muet
dans l’immobilité malmenée.
FACE à FACE
Je te vois sans te regarder.
De rayures en brisants,
trait pour trait,
c’est comme un rythme qui se cherche,
l’apothéose
quand elle se penche aux bords du vide.
Mon front est de poudre rouge.
De ma bouche ne reste qu’un morceau de langue.
Dans l’ombre de la joue
s’applique un noir qui ne m’appartient pas.
Tu m’as nommé en masque,
tu m’appelles en visage.
Et toujours là, esprit sourcier,
l’étreinte de cette nuit me creuse.
En moi
loge à demeure
le blanc de tous les yeux du monde.
DIALOGUE AU PREMIER JOUR

Qui te donne de naître et renaître ?
O si diffus,
Si difficile à nommer, et pourtant de plain-pied
te faisant signe dans la chambre.
Par le bleuté du manque,
par la tension du geste en noir qui se prépare,
un songe à deux versants
scelle ta vie.
Ici, pour espérer, il suffit d'une naissance d'ailes.
VIRGULE ROUGE
Haltes, répétitions, percées.
Puis vient l’heure
où le tumulte nous déplace.
Ce sont les temps qui jouent en plein été
l’heure des dieux.
Trois signes revenus d'un feu aboli
ont pris leur place sans se parler.
La solitude en majesté
soudain
forme ses initiales.
Les toiles de Laurent Xavier Cabrol sont exposées
à la Galerie Sordini à Marseille.
Il est né le 10 Août 1955 à Oppède Le Vieux.
Études artistiques aux Beaux-Arts de Paris et d'Avignon.
Vit et travaille aujourd'hui à Oppède le Vieux dans le Luberon ainsi qu'au parc du Mugel
à La Ciotat (France).
CABROL, ou les fulgurances des énergies.
Construites comme des partitions de musique, les toiles de Cabrol en ont toutes les caractéristiques, des cadences aux harmonies colorées. Remarquablement équilibrées, souvent à la limite de la rupture, elles dégagent des dynamiques, hymnes aux forces vitales générant les énergies sous-tendant toute vie.
C'est une immense plénitude qui se dégage de ces travaux, comme si notre regard s'attardait sur l'équilibre de la nature. Mais c'est, en toute certitude, que l'enfance de Cabrol s'est nourrie de la terre du Luberon, de ses perspectives contradictoires et pourtant si paisibles: paysages majestueux et vastes canyons torturés.
Incontestablement, un esprit règne en maître sur les compositions du peintre qui nous fait, au détour de tel graphisme ou de telle eurythmie chromatique, quelques confidences codées : passion pour la méditation, rattachement à la mémoire, exaltation des mystères de l'intelligence et, peut-être paradoxalement, nécessité d'ordonner toute chose pour tendre vers l'inaccessible perfection.
L'ivresse est au corps ce que la peinture est à l'imaginaire, nous dit Cabrol. Et, certainement aussi, ce qu'une de ses toiles est à notre regard.
Gérard Blua
22:22 Publié dans Portraits | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : laurent xavier cabrol, peinture, poésie, dominique sorrente
19 décembre 2008
Rencontre des commencements : une soirée avec A. Gence
En préambule.
L'automne prochain signera les dix ans du Scriptorium. Au fil des pages de cette rubrique "Rétro", viendront prendre place quelques-uns des rendez-vous marquants dans la vie de l'association. Traces colligées, réveillées de leur sommeil d'archives, inscrites en partage dans l'univers virtuel du blog. Une manière "à rebours" de donner vie à la «légende» du Scriptorium...
Novembre 1999. Rencontre des commencements. Le Scriptorium, exprimant par là son attachement à explorer les axes qui joignent la poésie aux autres arts, reçoit le peintre André Gence. Moments de partage des rythmes du pinceau qui disent la Vie dans leur recherche de la cohérence des formes. Aux croisements de la poésie.
VB
*
« Entrer dans un rythme, c’est se rendre disponible
à la pensée pure, libre et créatrice de nouveauté »
*
Cette rencontre est à marquer d'une pierre blanche qui pourrait bien être une stèle à la veille de débarquer dans l'an 2000.
Elle salue en effet la naissance du Scriptorium dans son lieu-dit, un cabinet de pédiatrie dans l'ordinaire des jours qui, ce soir-là, s'ouvre à ces rencontres dont la poésie est la médiatrice. Le premier invité est une insolite et remarquable figure de la vie artistique et spirituelle contemporaine, habitant à Marseille : le peintre et prêtre André Gence. Peintre subtil et orateur intarissable, André Gence a la passion du témoignage qui semble défier son âge vénérable. De son oeil pétillant, de sa voix fragile et prenante, il communique une énergie pour tout ce qui le fait vivre. Il sait s'indigner quand il le faut et attiser les enthousiasmes, d'où qu'ils proviennent. Ce soir-là, André Gence dans son inséparable costume gris, emporte l'auditoire vers une méditation, entre sourires et convictions, qui ne sera pas oubliée. Homme à soulever des montagnes, au moins dans les esprits trop humains, il montrera aux premiers habitants du Scriptorium que la première page est toujours à écrire.
« La nature est un texte »
Extraits du mot de bienvenue de Dominique Sorrente
« On inaugure aujourd'hui les rencontres du Scriptorium. D'entrée de jeu, disons-le : inutile de comparer ce moment singulier avec la Cité de la Réussite qui se tient actuellement au Pharo à Marseille... Le Président de la République n'est pas annoncé. L'auditorium est plus confidentiel. On garde près de nous la devise de Pierre Seghers: "seuls quelques-uns"...
…André Gence est l’exemple d’un artiste complet, au sens où Thomas More parlait « d’homme complet ». Seul avec son chevalet, mais aussi créateur de vitraux pour des églises ou des lieux publics, animateur d’ateliers pour enfants des quartiers pauvres, inventeur de sessions de peinture, et, bien sûr, prêtre dans son ministère… Complet, parce que tout cela en lui n’est pas séparé. Aujourd’hui, nous allons regarder des peintures en présence de celui qui les a fait naître. Et en agissant de la sorte, nous aurons aussi une leçon de vie intense à partager…
…C’est un homme qui sait que « tradition » signifie transmettre, passer de la main à la main. Rien de celui qui se drape dans sa petite gloire. André à 82 ans n’en finit pas d’agir au quotidien. Son oeuvre expérimente la parabole des pains multipliés. Pour tout artiste, pour tout amateur d’art, la conscience de ce passage de signes à travers le temps est une expérience capitale. Avec André Gence, le Scriptorium peut éprouver la vérité d’un art qui relie les hommes…
…Il y a moins de dix ans que nous nous connaissons, cher André. Dès notre première rencontre, il y avait pour moi une évidence : celle d’une amitié nourrie à plus qu’elle-même : la source première où fin et commencement se rejoignent et s’allient.
Cher André, je suis heureux que ce premier moment du Scriptorium soit placé sous le signe, ô combien fraternel, de ton aventure artistique ».
Marseille, le 20 novembre 1999
*
« Je suis en moi quand je suis relié
à un Autre que moi »
*
Regarder un tableau d’André Gence
La première émotion : ténue comme une braise
survivant sous la cendre .
Aux ténèbres surmontées, devant le seuil
perlé que l'aube franchira
- et quelquefois, avant de s'élancer,
colombe de feu vif, elle s'annonce
pareille au crépi d'une tiédeur,
frémissement de tourterelle à la face d'un mur -
le peintre est le témoin de la lumière essentielle
plongeant son ombilic au goudron de la nuit,
émanation par la nuée d'inconnaissance pure
et signature de la Joie .
Icône de la liberté passant les portes,
révélée, révérée comme le centre
de toute profondeur,
on ne te représente pas .
André UGHETTO
*
« En peinture, je voile et je dévoile »
*

*
« La couleur est secondaire, fille de la lumière »
*
Sur André Gence, biographie sur le site de Terre de Lumière.
Voir aussi Art et spiritualité.
16:09 Publié dans Rétrospective | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : andré gence, peinture, poésie