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Les feuillets de poésie - Page 11

  • Nicolas Rouzet ou l'instinct d'inversion

     

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    N.Rouzet
     
     
     
     
    L’ENVERS DU DECOR

     

    Ils séjournaient dans un refuge de montagne aux confins des frontières, dans un pays peu fréquenté dont les contours s’effaçaient souvent sous la marée de nuages hostiles.

    Lorsque le temps le permettait, ils faisaient le tour du sommet.

     

    La nuit tombée, vint l’heure de passer à table. La vaisselle était belle, les convives joyeux. Tout était presque consommé, lorsque l’un d’eux eut l’idée de retourner son assiette, pour chercher à tâtons, à la lueur d’une chandelle, la marque de fabrique de cette porcelaine immaculée. L’assiette à son envers, portait une croix gammée. Chacun des convives fit de même, chaque assiette à son envers, portait le même signe. Un ange passa…

     

     

     

    Nicolas Rouzet ou l’instinct d’inversion

     

     

    Et si cette écriture qui ne paie pas de mine abritait quelques intuitions troublantes ? Je la devine capable de renifler l’imminence d’une catastrophe dont personne aujourd’hui ne pourrait prétendre rester indemne. Je la vois vivre de bricolages dans les possibles. Elle traque le monstrueux qui s’est allongé par fausse inadvertance dans nos divertissements de saison. Derrière les éléments les plus prosaïques de notre décor quotidien, n’est-il pas salutaire de démasquer une forme grotesque, peut-être démoniaque, fantastique à coup sûr ? Tel est, me semble-t-il, l’instinct d’inversion de Nicolas Rouzet.

     

    Voici un inventeur d’images d’Épinal inédites qui a choisi d’entreprendre le monde à l’envers. Par des phrases qui endorment le lecteur, une distanciation d’avec les sentiments, l’humour au coin des lignes, tout est prêt pour qu’en ce temps-là, l’horreur n’ait plus besoin de film. Entre sacre et massacre, dans le jeu d’apparitions et de disparitions, toutes inspirées d’une histoire vraie, le lecteur se retrouve où souvent il ne voudrait pas être. Emportée de l’âge d’or à la chute, la poésie en déroute a ici sa façon de faire carnaval, en humeur limite, jusqu’à un amour du prochain devenu l’adoration d’un gros lézard vert.

     

    Dominique Sorrente

     

     

      

    pendule.jpgL’ HISTOIRE CACHÉE DU SCRIPTORIUM

     

     

    Au début ils se réjouirent : lorsque les livres eurent disparu du commerce et de la circulation, choses devenues sans valeur, depuis que le nouvel ordre mondial avait organisé les loisirs de masses relayés jusqu’à l’asphyxie par des écrans géants, toute la somme de ce qui avait été écrit tenait désormais dans quelques entrepôts dont ils étaient désormais les seuls à avoir encore le mot de passe.

     

    Délaissant leur travail, leurs enfants, leurs épouses, ils se gorgeaient de textes jusqu’à l’infini. Leurs corps devenus diaphanes étaient d’une extrême maigreur depuis qu’ils ne se nourrissaient plus que de papier, s’en gargarisant en infusion, dans d’invraisemblables borborygmes…

     

    Mais lorsque les choses prirent un autre tour, leur déception fut grande : peu à peu les lettres imprimées s’effaçaient ne laissant que des pages blanches au milieu des reliures. Cela ne toucha d’abord que quelques auteurs mineurs, des romans de gare dont on pouvait aisément se délester. Mais ce phénomène sans précédent frappa finalement tout ce qui avait été imprimé depuis l’époque des Lumières. Ils se consolèrent alors en relisant les sermons de Bossuet et Massillon, les œuvres complètes de Pascal et de Montaigne, les dénonciations tonitruantes de Luther, la Bible du Maître de Sacy et les commentaires de l’Evangile par un chartreux anonyme. Parfois, ils avaient encore la joie de trouver des romans d’amour courtois, voire des œuvres plus licencieuses dont l’Enfer faisait leur miel. Après avoir espéré une rémission, ils virent finalement le mal s’étendre à tout ce qui avait été imprimé depuis  l’époque de Gutenberg.

     

    Ils se consolèrent alors avec des cadastres sur des parchemins notariés, de rares enluminures, des traités de démonologie écrits avec du sang séché sur des peaux de bouc, des interdits gravés dans les répliques des tables de la Loi.

     

    En attendant la mort, ils passèrent le temps, se récitant les uns aux autres, quelques-uns des textes qu’ils avaient pu sauvegarder en mémoire, et qui bientôt disparaîtraient avec eux.

     

    Nicolas Rouzet

     

     

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    Portrait au crayon de Nicolas Rouzet réalisé par Jacques Basse
    extrait de l'anthologie «Visages de poésie» (Tome 2)

     

     

         Voir la Scriptothèque, références des deux dernières publications citées :  L'envers du décor  &   Le voyage sans retour de Juan Martinez.           

     

  • Échos de Bastide

     

    On bricole dans l’incurable.

     (Cioran)

     

     

    Par mon Chemin

    Le troupeau sonne les dispersions ; s’engouffre l’horizon. Rester plus que d’autres au soleil serait si hasardeux. Pourtant l’établi se précise en pierre durable ; la poussière prend nom ; l’herbe choisit racine. Le vent serait-il neuf qu’il surprendrait ta peau sous l’amandier. Au lendemain, l’oubli tire l’épingle de toute inconvenance, et s’effiloche le printemps.

     

    *

    L'enfant m'a pris la main et je l'ai gardé contre le malheur.

    (Max Jacob) 

       

     

     

    Etre son devancier

     

    Connaître la notable distance entre l’air et son dû ? Saisir l’envol ?

    Injonctions à ne pas négliger.

    L’arbre assombrit la lune pour paraître défunt. Un souffle contre l’âme.

    Toujours la route à faire, peau contre peau. A l’opposé du gouffre.

     

     

     * 

     

    J’ai embrassé l’aube d’été.

    (Arthur Rimbaud)

     

    Je Questionnerais volontiers vos bonheurs

     

    Avant l’outrance, le repli du matin. Certains souffrent d’éclats sous les paupières. L’incendie ronge sans brusquerie leur sang puis les tue. Nous publions ces pertes régulières. La liesse populaire danse à pleins flonflons. J’adresse chaque jour ma vindicte au soleil.

      

     

      Au bout du petit matin, la mâle soif et l'entêté désir.
    (Aimé Césaire) 
     

    Par notre Commune exigence

     

     

    Sous d’autres arbres, d’autres sangs écartent l’homme de la mort. A la jonction des meurtrissures s’apprivoise l’éternité. Il faut saisir la lettre par le pied puis confluer vers l’issue. L’incertitude est gage de poème. Derrière le mur bâti au cordeau, elle ourle l’avoine de folie.

     

     

     

     

    Olivier Bastide

    Extraits de En trente-trois échos

    (in Le bouilleur de cru, Klanba éditions, 2006)

     

     

     

    *

     

     

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    *

      

    Bélier

     

    Avec ton front têtu et ta coiffure alambiquée, tu bousculeras les rombières. Tu jouiras d’opportuns plaisirs au jour noir. Nul octroi ne sourdra du hasard. Pars au soleil musqué quérir l’herbe grossière ; façonne un linceul clair qui se porte au printemps. A cette condition, mon ami, tu t’assiéras avant dimanche devant pastis et guéridon.

     

     

    Extrait d' Horoscope ou le Zodiaque insolite (Olivier Bastide,  in Le bouilleur de cru, op. cit) 

  • Le dit de la neige

     

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    Heureux les enfants de neige qui se sont fait bonshommes.

     

    À l’angle mort des lumières, ils sifflent de l’un à l’autre

    pour une branche où se dessine un bras,

    deux gros cailloux pour voir de leurs seuls yeux,

    une écorce qui se fera chapeau.

     

     

    À l’éclaircie de quelques mots,

    vous les mettez à découvert, enfants prodigues

    qui ne veulent plus repartir,

    tant que le jour n’ aura pas fondu tout entier sur leurs mains.

     

     

    Alors, et sans attendre, connaissant déjà tout

    du temps inculte ou disloqué,

    ils signent le moment fantasque

    qui les a mis au monde. 

     

     

     

     

                                                                                  Dominique Sorrente

                                                                                                           Le dit de la neige (extrait)