Au fur et à mesure qu'il avançait dans cette ville trop connue,
les rues devenaient nouvelles
Daniel Schmitt, extrait de Donné par la nuit (Lo Païs)
Quel bonheur ! J’ai connu à Puryicard, au nord d’Aix-en-Provence un vrai Printemps des Poètes avant l’heure. Un 9 février. Mieux qu’un lever de rideau. Tous ceux qui viendront faire « événement » le mois prochain n’ont qu’à bien se tenir pour être à la hauteur.
Le poète Daniel Schmitt vient de fêter ses 90 ans, et nous étions quelques-uns à l’accompagner dans ce geste qui fut aussi celui de croquer dans un gâteau de livres à nul autre pareil, et de compter les bulles de champagne comme tous ces jours traversés.
J’ai une immense affection pour le poète de Donné par la nuit ( édité par Lo Païs, 1997). Je partage avec lui mes initiales ( il est mon aîné dans la famille des D.S.) mais aussi évidemment bien plus que ça. Un homme rare, agile, courtois, capable d’une merveilleuse attention, et qui connaît encore par cœur des poèmes et des pensées qu’il partage à l’envi avec le public du moment. Il se dit « rangé des voitures » et tant mieux. À nous les chemins de traverse où il y a du prodige à trouver.
Ce samedi où nous avons fêté son bel âge, il nous a encore gratifiés du souvenir de sa première rencontre avec Pablo Picasso. Une salve ! C’était en 1958. Son ami Lucien Clergue lui avait demandé un insigne et surprenant service, faire le quatorzième à la table du maître…et Daniel se demandant bien ce que c’était que cette affaire tordue, mais toujours partant pour l’aventure d’amitié, avait accepté. Il avait pris son intrépide solex, fait quelques heures en deux-roues de Cannes-la Bocca au Pont du Gard chez le collectionneur d’art, Douglas Cooper. Le solex et son conducteur s’étaient amusés comme des fous dans l’ambiance guindée des limousines.
Dans la demeure, un Nicolas de Staël traînait par terre. Paulo Picasso servait les apéritifs de son père. Daniel se souvient qu’il avait bu là son premier whisky et qu’on l’avait installé à côté de Jacqueline et en face du maître.
Fin de l’épisode.
À notre dernière rencontre, il y a peu, Daniel nous avait crédité d’autres histoires réjouissantes avec un art consommé de l’effet et une rare précision dans les détails. Comme Marie Ginet lui parlait de slam, irritée de la méconnaissance de nombreux poètes en la matière et capables pourtant de discourir sur le thème (lire son excellent article « Slam, peuple et poésie », publié dans la revue Terre à ciel https://www.terreaciel.net/Slam-peuple-et-poesie-par-Marie-Ginet#.XF_lIs9KjOQ ), Daniel Schmitt, haut comme deux pommes et demie, était allé se hisser au-dessus d’une bibliothèque et avait brandi avec un grand sourire une coupe, en racontant l’histoire de son trophée. « Ça s’est passé en 1993. Deux américaines qui avaient sans doute connu Marc Kellly Smith, le fondateur du mouvement slam, ont eu l’idée d’organiser un premier concours de slam en France au château de la Napoule. Elles avaient battu le rappel. Et de ce fait, il y avait beaucoup de monde, et notamment toute la poésie qui compte et qui voulait se montrer pour ce moment. Je me suis inscrit. Le concours était mené tambour battant. Je disais un texte différent à chaque fois comme il se doit. Le public votait. Les compétiteurs tombaient petit à petit. Les poètes éliminés faisaient de drôles de têtes. Et c’est moi qui suis resté ! J’ai gagné des t-shirts, devenus des reliques, et cette coupe ». La rencontre pionnière de La Napoule ne fut jamais renouvelée. Fin d’épisode. On en fut quittes pour une photo de fortune.
Daniel Schmitt et Marie Ginet, Cannes janvier 2019
C’est le même Daniel Schmitt, admirateur de Trenet, qui a souvent côtoyé René Char, André Villers, et plus tard écrit des paroles de chansons pour Henri Salvador.
Fidèle à sa passion de toujours, la poésie. Sans faux-fuyant, draperies, coteries sociales, avec juste le goût d’enchanter le réel, malgré les malheurs des temps.
Déjà enfant, atteint gravement de la scarlatine, il avait inventé dans un délire de fièvre le nom de ses ennemis « les « hangués » pour mieux les convertir en mots.
Et aujourd’hui, il en est de même : face aux monstres de notre époque dont il se sent étranger, s’accorder quelques bulles d’air, ou phrases caressantes. Et partager tout ça, partager avec ses plus intimes, comme sa femme Manou, la « Manou des quatre saisons », ou Lucile, son arrière-petite fille aux coloriages étincelants. Partager encore avec le premier venu.
Ce 9 février, à Puyricard où merveilleusement accueillis par sa fille Nathalie, nous fêtions notre ami, Daniel a refait ce geste que je l’ai vu faire tant de fois : sortir de son sac un feuillet, sa « Besace », et nous en donner à chacun un exemplaire. On pouvait lire un poème de novembre-décembre 2018, grave comme la conscience du temps. Et l’énigme de ce que nous devenons en « disparus » que tôt ou tard nous serons.
A gauche, le photographe et plasticien André Villers - à droite Daniel Schmitt
Comment va-t-il se rassembler
Le Dispersé
À qui donc va-t-il ressembler
Comment va-t-il se rencontrer
L’Éparpillé
Dans quelle improbable contrée
Qui ou quoi va-t-il retrouverL’Introuvable Trouvère
De trous d’air en trous d’air égaré
Avec ma guitare, j’ai chanté la chanson « Petit prince de nonante ans » que j’avais écrite et composé en l’honneur de mon D.S. Et dit un poème « Quand l’année me tourne la tête » qui me semble avoir été écrit par lui. J’ai fait ça du mieux que j’ai pu comme Lucile avec son cadeau coloriage. J’ai été payé d’une embrassade d’évidence. Ici la vie ne ment pas.
Oui, l’anniversaire a bien duré jusqu’ à 18h30.
Le temps de la poésie s’étire en douceur. Avec le consentement des convives complices. Dont le peintre aixois Gilles Bourgeade, qui fut le passeur inspiré entre Daniel et moi. Pour ceux qui ne connaissent pas, visitez sans attendre son atelier virtuel: http://gilles-bourgeade.wixsite.com/arts
Au moment où je devais repartir, j’ai vu Daniel déplacer son auto. Il s’apprêtait à repartir vers Cannes, vers son appartement à double vue montagne et mer. Avec Miro, Cocteau, et tant d’autres dans son coffre à souvenirs.
Avec Manou, dans son silence parlant, « Manou ma saison jusqu’au bout ».
Un poëte est un sentier
Un chemin de traverse
Parfois même une impasse
Et c’est bien comme ça
Avec plein de gens de rencontre
À chaque Besace expédiée
Contre la mort contre la montre
Je fais l’amour ou l’amitié
Et que nous dit ici Lucile (qui a 4 ans et demi maintenant) ? :
« Je décide et tout est possible ! ».
Même pour Daniel de mettre un tréma sur le e de poète. Sans sourciller.
Dominique SORRENTE