20 juin 2009
PISTOIA : le temps du jumelage poétique III


Pistoia : la « ville rocheuse » (évoquée par Bigongiari[1]) est au final un quadrilatère, qui a repoussé, élargi par trois fois (VIIIe, XIIe, XIVe siècle), les murailles autour de son Duomo planté au cœur : tra i palazzi che la circondano sono stato stupefatto dallo spazio della piazza. Je ne peux dire cela qu’en italien.
Dans l’ancien palais des évêques, entre la cathédrale San Zeno et le Baptistère de San Giovanni in Corte, cette fabuleuse collection de peintres toscans du dix-septième siècle - que Piero et Elena Bigongiari avaient rassemblée – nous fait découvrir, grâce aux commentaires stimulants de notre charmante guide, comment une « morale » pesant sur des artistes est par eux contournée. Comment l’érotique s’exprime à travers le sacré, emprunte le véhicule des tableaux religieux, actualise dans l’allure et la vêture des contemporains les commémorations, histoires et légendes, bibliques et mythologiques. Comment le symbole visuel « parle » mieux qu’un discours.
D’une intense émotion est le « Baptême du Christ » de Jacopo Vignali, où le Baptiste au manteau rouge semble déjà comme en un bain de sang ; coquine la toile d’Agostino Melissi : « Pan e Siringa » (Syrinx : une nymphe dont le faune luxurieux apprécie les nudités - et aussi l’instrument musical du genre flûte ) ; sublimes, chez Lorenzo Lippi, les visages de l’Ange Raphaël et du jeune Tobie découpant le poisson dont les organes doivent guérir la cécité du vieux Tobie ; jolie la scène imagée/imaginée par Giovanni da San Giovanni, où Cupidon (putto traditionnel) s’amuse à chausser les souliers rouges de Vénus, qui tolère le jeu de l’enfant - le sien dans une des versions du mythe.
[1] Piero Bigongiari, Una Città rocciosa, Via del Vento edizioni, 1994.
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Peinture : Jacopo Vignali - Détail du tableau Le baptême du Christ
[collection Piero e Elena Bigongiari - Cassa di Risparmio di Pistoia e Pescia]

L’escalier est antre fantastique. Eux, au sombre des tableaux, veillent le temps et la mémoire. Gravir les marches côtoie d’indicibles secrets. Rance est le sang épaissi des blessures. Deux yeux sont au fond d’une assiette ; leur regard fixe un lieu que je ne définis. Les seins gonflés de vie, elle implore en retrait d’elle-même son devenir. Ce sont proies sacrificielles, enfant qui nous étonne par le jeu de son pied menu dans ce grand escarpin, l’ange et la mort nos confidents. Les corps s’envoûtent, s’enchevêtrent de stupre et de mythes que le poète dit têtes à son chevet.
Olivier Bastide

Capte-moi.
J’épouse tes marches, montée d’escaliers dans le vent et la splendeur, une à une tes salles aux avancées multipliées sous l’écho mesuré de l’objectif.
Capte-moi.
Concentration. La bouche se fait mécanique. Passation de langues – elle dit, je redis – translation d’une époque oubliée qui gouverne en convenances le cérémonial de la brosse et du pinceau.
Aujourd’hui, mémoire. À réveiller les silences quémandés à l’esprit dans le défilé des pas, je cherche encore aux grands murs blancs du palais le secret des ors et des bleus de Madone, celui des regards affranchis qui parlent l’âme du maître. Là où carcans et libertés consomment leur union, la chronique des portraits donne en savants drapés de velours passions andrinoples et véhémences du corps.
Mystère inouï de ce siècle florentin qui peint mâtines ses jouvencelles toutes nimbées de leur sainteté, qui convoque au banquet des regards la grâce toute d’offrande des carnations, dans la célébration des étoffes et des rubans, qui de ciel, qui de corail. Mais pourquoi, au fait ?
Le temps est celui de vivre. Cette flamme créatrice qui semble dire : de férule, je ne subirai que celle de la couleur.
Capte-moi.
Magie des ateliers d’antan où se broie dans l’ivresse voulue la fabuleuse histoire des pigments.
Valérie Brantôme
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Peinture : Mario Balassi - Détail du tableau Santa Reparata
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15 juin 2009
PISTOIA : le temps du jumelage poétique II
© Ph. Olivier Bastide
Place d'Armes et Forteresse Santa Barbara : quadrilatères approximatifs et jumeaux, dans le coin sud-est, à droite sur le plan.
Et là, surprise (pour moi qui m’en faisais une autre image) : ce que Piero Bigongiari nommait « Piazza d’Armi » est un jardin public tout arboré, rebaptisé « Piazza della Resistenza ». Déjà pendant l’enfance de Piero, quoique dépouillée de végétation, elle ne devait plus être tout à fait un terrain de manœuvres ou de parades militaires puisque des cirques y paradaient également qui venaient planter là leurs chapiteaux, comme le donne à penser « Stazione di Pistoia », troisième poème du recueil Le Mura di Pistoia.
Navacchio où il est né, Pescia et Lucca, étapes de son grandissement. Pistoia : Piero a déjà onze ans quand sa famille emménage via del Vento, au centre ville, avant de s’installer, quelques années plus tard, dans un probable « logement de fonction » accordé à son père employé des chemins de fer. Les lourds convois ébranlent la maison implantée parmi les quais de la gare de marchandises. Un train un matin charriant des appels de bêtes se révèle transporter la ménagerie d’un cirque. L’enfant du poème s’imagine cerné par les tigres, un éléphant pousse sa trompe dans le ciel au-dessus des lilas à la limite du jardin : vision quelque peu surréelle, connectée avec le souvenir d’un autre cirque, hivernal, sur la Place d’Armes où nous arrivons.
Nous pénétrons dans la forteresse, sous la pluie, encore toute mêlée de soleil. Bientôt l’orage interdira de lire ailleurs que sous les abris ménagés dans le chemin de ronde. Vu d’en haut, un bel espace herbu, surveillé par un seul arbre, m’a fait penser à l’édénique prairie que filmait Pasolini au tout début de son Œdipe-Roi.
Oui nous avons d’abord invoqué l’esprit de Piero en lisant de concert, Paolo en italien, moi en français, ce poème « Place d’Armes ». Encore retentit l’« aveugle hilarité » - que Piero avait sentie dans l’air de son temps - lorsqu’un coup de tonnerre, d’un proche et invisible héraut jupitérien, salue la fin de notre lecture.
Chacun à son tour aura son moment de gloire, soulignée par les flashes du cosmique orageux. Dominique Sorrente d’abord, le pilote de notre équipée : son « Dit de neige » est relayé en italien par Paolo Iacuzzi, lui-même proposant un extrait de son Patricidio. Giacomo Trinci, discret et pertinent, fait part d’un sien poème avant de nous communiquer une belle traduction personnelle d’une page des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné.
Un peu plus loin, à l’abri d’une casemate, je présente des extraits de ma Rue de la forêt belle, puis le sonnet de Philippe Jaccottet, L’effacement soit ma façon de resplendir, dans la traduction italienne de Fabio Pusterla. Maura del Serra parle à ma suite. Son Opera del vento souligne le jeu des éléments.
La pluie ne s’est pas arrêtée, qui nous fait gagner rapidement un préau construit sur un large rempart, puis rester, comme des stoïciens, sous le portique où nous entendrons successivement la sextine composée par Angèle Paoli, selon les règles observées chez le troubadour Arnaut Daniel, des fragments du Dopoguerra delle vertebre de Massimo Baldi (jeune poète et chercheur, travaillant sur Celan), le Matamore sous l’étoile d’Olivier Bastide (traduit par Elena Berti), puis un hommage à Char au travers d’un choix d’aphorismes. Enfin il tombe des hallebardes – c’est bien le moins que le ciel pouvait jeter sur la forteresse pour nous prouver la qualité de la bâtisse !– lorsque Martha Canfield puis Martino Baldi déploient leur talent oratoire devant le rideau scintillant qui les éclabousse. Martino nous fait beaucoup rire avec un poème adapté de Prévert.
Fin de la manifestation. Les nuages se dissipent en même temps que les spectateurs. Je dirai une autre fois les merveilles trop vite vues dans la demi-journée précédant notre départ.
André Ughetto

Langues de souffle et vie
Il y eut l’intensité des mots souffles de double vie
Il y eut la table des échanges
les repas partagés
Il y eut bien avant
toi et moi
mes premiers pas dans ces rues
le vent dans la rue bien nommée
Il y eut un poète
bâtisseur de remparts et de gares
Il y eut Naples
Il y eut Paolo
Il y eut le bonheur d’être en
fraternelle contrée en
pointilleux dilemmes
de jeux de joutes
de mots en échos sous l’orage
Il y eut les Pomone
Il y eut un autre tricolore
Il y eut Noël
en avril
Il y eut l’amitié
le creuset de poèmes
en double-dire
Il y a
toi
et moi
nos voix qui s’accompagnent
Olivier Bastide

D’un point à l’autre, les poèmes appellent sur eux l’écorce de l’orage.
Un peuple de confidents s’invente la loi des haltes sans retour
sur le chemin de ronde du moment.
À ciel fermé, les briques stoïques se laissent faire,
tandis que les mots crachés au micro tentent de reprendre la main.
J’observe les derniers soubresauts du printemps,
sa hargne pour sortir de ces murs,
sa façon de recevoir le dialogue improbable
que font les mots et des éclairs.
À ciel ouvert,
une solitude gorgée de vert est le récit du contrebas.
Dominique Sorrente

— Poésie —
Mots de passion et mots de lave dissous délavés défeuillés
tenus serrés dans les réticules de pluie
orage de mots crépitant sous la foudre vaticinations de feu lancées
par-delà les remparts
— labyrinthe noyé —
flots de feuillages noirs ondoyants de lumière fauve
Je marche clapotis de pas
— rivée à la parole autre —
visages offerts à la lenteur de l’air
— Voix —
éclairs d’échos hissés de lointains intérieurs
cheminements des mots au long de berges sans mémoire
passé aveugle des remparts de Pistoia
j’aborde aux temps égarés de nos voix
stries d’éclairs de grondements tambours de pas incertains
feuillages noirs écumant leur colère au large
des mots clairs
la pluie volutes de notes enveloppe les rythmes
scande le temps
les voix phylactères ténus déroulent d’invisibles anneaux
mots sous la pluie.
Angèle Paoli
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13 juin 2009
PISTOIA : le temps du jumelage poétique I

Fin du mois d'avril dernier. Une escouade de poètes du Scriptorium s'achemine vers la ville de Pistoia où leurs homologues toscans et la municipalité, en l'enceinte de la belle bibliothèque San Giorgio, leur réservent un accueil chaleureux. Trois jours durant, au rythme soutenu des différents temps de rencontre, les quatre poètes français, Dominique Sorrente, André Ughetto, Angèle Paoli et Olivier Bastide ainsi que leurs accompagnateurs Elena Berti, Yves Thomas et Valérie Brantôme, vont amorcer un parcours commun en poésie sous le signe de l'Europe en compagnie des poètes italiens Paolo Fabrizio Iacuzzi, Maura del Serra, Martha Canfield et Alessandro Ceni.
Au programme, conférence, ateliers de traduction, lectures en extérieur et à l'auditorium Tiziano Terzani de la bibliothèque, découvertes du patrimoine culturel.
Époque 1 : Tour de table dans la langue des poètes
Mercredi 22, jeudi 23 et vendredi 24 avril - Les Matinales à la « Saletta Bigongiari » : dédiée à l'illustre poète italien du même nom, cette salle de la bibliothèque héberge les 5000 ouvrages documentaires du Fonds Bigongiari rassemblés sous l'autorité de P.F. Iacuzzi ; elle sera le théâtre des ateliers de traduction poétique. Fruit de collaborations à la fois bilatérales et collectives, les poèmes objets des traductions * donnent lieu à des débats animés et pointent tout l'enjeu de la justesse de cette pratique de translation d'un idiome vers l'autre : coller au plus près du texte dans un souci de fidélité, adapter parfois jusqu'à réécrire dans sa langue, se fondre dans la peau du poète étranger pour retranscrire au mieux son style, tels sont les éléments qui ont nourri les échanges des participants assis autour de la table.
Quand la donne du jeu et la quête du sens se croisent puis se fécondent, l'aventure peut commencer. **
Le coeur devenu différent, l'esprit relié **, l'aventure continue...
Au retour, impressions et poèmes ont fleuri de part et d'autre dans le sillage des rencontres.

Face à face nos langues
au commerce de mots,
regarde au magasin
les réserves de sens,
pèse à leur trébuchet
le métal de syllabes,
choisis l’or des vocables
à leur fine musique.
Face à face nos corps
nos amours nos énigmes,
désir d’identité :
autrui est-il le même
ou suis-je singulier
derrière mes remparts ?
Les murailles du moi
rendraient vaines les flèches
dirigée vers les cœurs
que l’on voudrait gagner ?
Mais l’acte de traduire
et son vœu de séduire
rendent heureux le négoce :
du poème invité
à franchir les frontières
un luxe de paroles
différemment rythmées
ajoute d’autres moires
à son éclat premier !
André Ughetto
ATELIER 1
Ils ôtent un mot, puis l’autre, en déploient dix, monnaie d’échange,
forment rayures de tout cela. Ils se partagent à pleines dents
la phrase livrée du poème du jour, la placent sur le dos de la table
pour instruire leurs bricolages minutieux.
L’un s’aventure, l’autre retranche. La formule se cherche, pierre secrète
à frotter jusqu’au feu.
Ou bien non. Ils ne font que glisser dans le calque incertain,
porter l’empreinte à l’athanor.
Dans le peu à peu des propositions, passé les écueils et les manques,
le poème se dessinera au milieu d’eux
une manière double.
Une ressemblance équivoque qui, tour à tour, les inquiète, les réjouit.
ATELIER 2
En marge du désordre promis aux officiants, j’habite désormais
une vitrine sous laquelle je laisse les minutes m’envahir.
Lettre décachetée, je m’expose au temps qui posera ici ses yeux
en trait d’union.
Le déchiffrement d’un jour
qui a choisi de se poser sur cette aile fragile
me tient lieu de
plein exercice.
Qui croira que je saurai rester là dans cette enclave de bibliothèque
sans troubler les passants,
leur enseigner comment
attendre l’aube d’un jour de vie depuis longtemps déjà
révolu ?
ATELIER 3
Quelque chose s’entreprend qu’on ne sait dire.
Entre l’intime concision de quelques mots, tressés sur page,
et l’univers en extension des voix
qui se prolongent à l’infini.
Plus l’on fixe et plus l’on déploie. Leçon de la matinée.
Le poète présent regarde avec la curiosité d’un encore vivant
s’en aller son travail dans un autre berceau de langage.
Rappelle-moi qui je fus
quand le monde des regards multipliés
n’existait pas, dit-il, quand le monde de l’autre
se terrait encore dans son premier tremblement ?
Dominique Sorrente
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NB : * Les poèmes traduits lors des ateliers seront publiés dans son prochain numéro d'automne par la prestigieuse revue italienne de poésie comparée Semicerchio, partenaire des rencontres du jumelage poétique à Pistoia.
** Citations extraites de Parole première, texte fondateur du Scriptorium.
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11:37 Publié dans Hors les murs | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : scriptorium, toscane, poésie contemporaine