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Intervalles - Page 16

  • En malle de Légende II

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    Entrés dans La Légende

     

    Ici sévit.jpgEn ce 22 novembre 2112, l’air doux câline le ciel clair. Sans rudesse, Gyptisia pose son aéronef aux reflets métallisés à l’angle du boulevard de la Poésie, anciennement boulevard Cieussa. Curieux prénom celui de cette jeune femme, n’est-il pas ?

              La raison en incombe à la mode marseillaise période 2100 prénommant en référence grecque avec terminaison en a, o  ou en  i.

    Gyptisia, Protiso, Pytéasi claquent à l’envi.

     

    Gyptisia est guide touristique. De son aéronef une dizaine d’aborigènes australiens aux tenues bariolées émergent émerveillés  et tels des confettis un jour de carnaval s’éparpillent sur la placette tiède du tendre soleil de fin d’après-midi.

    Gaiement les visiteurs se sont mis à jouer à saute-mouton. L’aimable guide fouille méthodiquement son immense cabas en fibres de palmier. Où diable est passée son arme sacrée, son minuscule harmonica doré ? Ah, elle l’a trouvé.

     

    Premières notes égrenées, miracle, le groupe sagement se reforme :

    -  Chers touristes, veuillez brancher vos traducteurs s’il vous plaît. Nous voici devant le musée des rimeurs, rimailleurs, auteurs ayant vécu dans notre solaire métropole au début du 21ème siècle. À l’époque ce lieu était une salle de jeux et de rencontres…

    -  Rencontres, olé-olé sexy, yé, s’exclame en français approximatif un aborigène en bermuda de polyuréthane expansé pistache chemise transparente et chapeau mandarine aux plumes vert fluo.

    - Merci ne pas m’interrompre je vous prie, avertit fermement la jeune cicérone avant de poursuivre. Non pas rencontres olé-olé, rencontres li-tté-rai-res. Maintenant nous allons entrer et je vais vous demander un peu de recueillement.

     

    Les hommes et les femmes aux vêtements bigarrés se prennent alors par la main et respectueusement s’inclinent à tour de rôle avant de pénétrer à l’intérieur du petit musée.

     

    Une aventure poétique créée par Dominique Sorrente avait entamé son prélude au passage des deux millénaires, fin 1999, explique Gyptisia aux intonations de soprano. Le Scriptorium, cercle de poètes marseillais était né. Quelques années plus tard, c’est ici même, laissez votre imagination prendre son envol… que les écrivains se retrouvaient. D’ailleurs vous pourrez admirer dans ces superbes vitrines de menus objets ayant appartenu aux versificateurs, le stylo bleu de Patrick, un des crayons de Béatrice, le cahier de notes de Nicolas, l’écharpe de Valérie, une affiche de la première édition de la Transcontinentale…

    Subitement une voix semblant s’échapper des murs résonne : « La vie est introuvable dans un arbre. Et pourtant l’arbre vit. Ainsi œuvre le poète de la coïncidence. »

     

    Vous venez d’entendre Dominique, soupire Gyptisia, un octave plus bas, songeant une fois encore :  vraiment, cet écrivain disparu avait une belle voix .

    Certes, mais l’éphémère pensée vaguement nostalgique pliée au carré, il fallait assurément renouer le fil du discours : ces poètes avaient une particularité, ils avaient inventé un concept de poésie intuitive. Regardez là, vitrifiées sur les murs certaines de leurs phrases. Je vous en lis une au hasard de… Geneviève… Liautard : « L’intuition se situe en amont du poème »

     

    A ce moment précis une pluie de papillons en papier couleur absinthe chute légèrement du plafond vers le sol. D’étonnantes clameurs fusent.

     

    - Chut, chut, dit Gyptisia. Mais les Australiens hilares ne l’écoutent plus et se bousculent promptement pour attraper au vol les copeaux de feuilles vertes. A chaque fragment, ses quelques lignes :

     

    L’homme passe l’homme

    Tissant la filature

    Etirant la ligature (Béatrice Machet)

     

    … Je sors de la mer incessante

    Je sors du ventre de la mer

    Fillette dans une serviette

    Verte

    Verte comme la pomme granny… (Françoise Donadieu)

     

    Le soleil s’étire

    Tel un chat devant le feu

    Longueur de l’hiver (Geneviève Bertrand)

     

    Lon     gueur de l’hiver,

    Cou     leur et lumière,

    Cette               escale en        poé      sie        me      ra   vit,

     

    articule alors avec un accent traînant une aborigène aux cheveux rouges comme l’intérieur d’une pastèque ouverte, rouge comme la courte robe de Gyptisia.

     

     

                                                                                                  Jeannine Anziani

     

  • En malle de Légende I

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    La nuit sous une autre parole : courir,

    l'âme recrue d'anciennes légendes

    et de fruits secs,

    courir encore dans la bruyère à perdre haleine.

    Si nul n'écrit ces mots essoufflés, rien ne paraîtra.

    D. Sorrente (Une route au milieu de la nuit, Froissart, 1985)

     

     

     

     

     

    Souvent je rêve

    d'un impossible retour

    dans un lieu

    qui n'existe pas

    sur les cartes

    ou qui y figura,

    peut-être...  

     

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    Le lierre et la ruine

    s'y enlacent.

    On y croise peu de monde

    dans les corridors

    sauf des êtres incomplets

    hantés par leurs manques….

     

     

     

     

    Ainsi cet homme

    qui a oublié son nom,

    il tourne en rond

    sur des soieries d'Ispahan,

    les chaussures pleines de merde.

     

     

    Ainsi cette femme

    à la nudité presque parfaite

    dont la beauté intègre

    aurait besoin d'être rectifiée :

    elle porte sa tête en pendentif.

     

     

    Tous ces êtres m'ignorent

    et semblent même ignorer

    leur sentiment d'exister :

     

    suis-je moi même l'un des leurs ?

     

     

     

     

                       Nicolas ROUZET

     

     

     

     

     

  • Hommage à Christophe Tarkos

     

     

    Pour Christophe Tarkos

     

    « Je suis né en 1963. je n’existe pas, je fabrique des poèmes.

    1-Je suis lent, d’une grande lenteur.

    2-invalide, en invalidité.

    3- séjours réguliers en hôpitaux psychiatriques depuis dix ans.»

     

    Christophe Tarkos est mort le 30 novembre 2004

     

    Telle est la notice biographique de Tarkos dans le catalogue des auteurs P.O.L, éditions qui se partagent avec Al Dante l’honneur de l’avoir publié.

    Difficile en partant de ces lignes pleines d’humilité mais auxquelles la mort donne une résonance tragique de ne pas tomber dans l’hagiographie. Et de ne pas écraser cet ascétique travailleur de la langue sous les références sublimes : génie précoce comme Rimbaud, fulgurances nées de l’inadaptation comme Artaud, combat minutieux et héroïque avec les mots, « les sons fondamentaux », comme Beckett.

    A mes mots, j’imagine qu’il aurait souri, ou plaisamment protesté. J’imagine, ne l’ayant pas rencontré mais ayant dans ma mémoire la ritournelle, cocasse, enfantine, à la fois tendre et burlesque du Petit Bidon.  Expressif, le petit bidon. La ritournelle commence  ainsi

    On a un petit bidon, un bidon d’huile, sur la table, un petit bidon vide, un petit bidon normal, normalement, sur la table, avec du vide dedans. Il est fermé, mais il est vide

    Et ainsi s’achève : On a de la chance d’avoir un petit bidon, le petit bidon posé là sur la table. Merci, le petit bidon, merci le petit bidon.

     

    Difficile aussi à la lecture de l’œuvre de ne pas employer les grands mots, les gros mots.

    Le « métapoétique », Ma langue est poétique, ma langue est absolument poétique, ma langue est immédiatement poétique, ma langue est poétique, ma langue est poétique est un leitmotiv poétique, ma langue est poétique est poétique, ma langue est poétiquement désirée, c’est un désir de langue, un désir de langue poétique, ma langue est une langue poétique, ma langue se répète poétiquement, ma langue est une répétition poétique, ma langue s’agence poétiquement, ma langue est un désir de langue. Ma langue

    Le « métalinguistique », Il n’y a pas de mots. Les mots ne veulent rien dire. Les mots n’ont pas de sens. Il n’y a pas de mots parce qu’il y a un sens, le sens a vidé les mots de toute signification, les a vidés complètement, il ne reste rien aux mots, ce sont des sacs vides vidés qui ont été vidés, le sens a pris tout le sens, il n’a rien laissé pour les mots, coquilles vides, le sens se débat tout seul, il n’a nul besoin de mots, le sens veut tout, veut tout prendre, s’essaye, il ne se rattache à rien, les mots se rattachent à rien, il ne veut pas se rattacher, il veut continuer à faire sens coûte que coûte, il écrase les mots pendant qu’il se débat, pendant qu’il se débat seul, on ne peut plus prendre les mots pour des éléments de sens, pour des éléments de tirades sensées, il n’y a pas de mots, il y a le sens qui pousse, qui s’attache à la poussée.  Le Signe=

    L’ « ontologique »,  il n’y a pas d’autre langue que la langue. Il faudra essayer d’entrer. Au seuil un ennui enlève la force. Il n’y a pas d’autre langue que la langue, il faudra entrer à l’intérieur, on a toujours été à l’intérieur, il n’y a pas à entrer à l’intérieur, on est dedans, y aura-t-il question de sortir du ventre ou faudra-t-il toujours essayer de rester ainsi à l’intérieur du ventre….  Le Signe =

    L’ « éthique », Tu vois, dire la vérité, c’est le poème. Tu vois de dire la vérité, le problème que ça pose. La contrainte qui se fixe quand on se dit je vais dire la vérité.[…….]   Le poème ne veut pas dire la vérité du monde mais il veut dire la vérité. Je ne vois pas si la différence est compréhensible, si tu l’entends. C’est une grosse contrainte que de ne pas dire ce qu’on peut sentir n’importe comment. Tu vois le genre de désagréments que ça apporte de n’avoir qu’à la dire. Je veux dire personnellement, tout de suite, par écrit. Par exemple, si tu es con, toute la connerie qui se met à la place de la vérité qui devait s’y mettre. Pan

     

    Car, il faut bien l’admettre, la poésie de Tarkos pense et à sa manière, humble, farfelue, j’oserai dire rigolote, mais formidablement inventive, elle crée des concepts : la pâte-mot par exemple. Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire, on peut se déplacer dans pâte-mot comme dans une compote, pâte-mot est une substance dont on peut mettre à plat la substance, on peut aussi la mettre pas à plat en bosse, en faire de la neige et en faire des nuages……Le Signe =

    Et ce sont les termes d’un philosophe, Deleuze, qui viennent à l’esprit pour qualifier l’entreprise de Tarkos, ceux qu’il utilisa pour rendre compte de l’expérience de Beckett ou de Kafka : épuisement du possible, bégaiement de la voix, pratique de sa langue comme d’une langue étrangère.

     

    Qu’il me soit permis en définitive d’essayer de m’expliquer simplement le choc qu’a produit sur moi la poésie de Tarkos .

    Entièrement immanente à la langue, elle a, me semble-t-il, un pouvoir inouï d’évocation (d’invocation ?) du monde. Entièrement ironique (dans le sens où elle interroge et critique sans cesse sa propre pratique) elle est, me semble-t-il, émotion pure (angoisse, douleur, révolte, compassion)

    Entièrement maîtrisée, elle se fait au risque de la déraison.

    Enfin, pour moi, son plus grand titre de gloire est de s’être nommée un temps Poézi Proléter : refus de la culture bourgeoise [en ce qu’elle promeut un sens (le sien) avant tout] mais surtout engagement dans la lutte au nom de l’honneur des poètes.

     

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    Nuages ou Pour en finir avec le jugement de Tarkos

     

     

    Je suis nue

    Sans âge

    Nue

    Huée

    De toutes parts

    De ma part

    Dénuée

    Parfois obnubilée

     

    Nouée

    Nulle

    Sans mariage

    Viellarde

    Ennuagée

    La poésie est belle

    Elle passe par là-bas

    Sans lien avec la terre

    Où je m’enroue

    En rage

    Et la langue nouée

     

    Je suis dans le cirage

    Nuages

    La rage n’est pas la confiture

    Exquise

    Aux bons poètes

    Et pas un traître mot

    Ou alors des mots traîtres

     

    Qui ne peuvent pas traire

    Extraire

    Le lait des nébuleuses

    Exprimer le jus pur des nuages

    Qui passent sans me voir

     

    Vous qui passez

    Mirages

    Sans me voir

    Ô miroir

    Je suis nue

    Huée et dénuée

    Obnubilée

    Sans lien avec le ciel

    Je nage en pleine terre

    La tête ennuagée

     

    Je suis damnée

    Niée

    Nue

    Huée

    Dénuée de toutes qualités

    Ma poésie à moi est ouvrage de dames

     

    On m’a damé le pion

    Damnée

    Nue

    Avant l’aube

    Je fus assassinée

    Avant toute sentence

     

    Nuages de Tarkos

    Devant vous je parais

    Déniée

    Dénigrée

    Âme noire niée

    Je hurle à la nue

    Nue huée

    Dénuée

    De tout sens et de toute décence.

     

     

     

                                                 Françoise Donadieu

     

     

     

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    • C. Tarkos (Note de lecture sur Pan, par Jérôme Game)
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           29.III.2008