25 novembre 2008
En malle de Légende I

La nuit sous une autre parole : courir,
l'âme recrue d'anciennes légendes
et de fruits secs,
courir encore dans la bruyère à perdre haleine.
Si nul n'écrit ces mots essoufflés, rien ne paraîtra.
D. Sorrente (Une route au milieu de la nuit, Froissart, 1985)
Souvent je rêve
d'un impossible retour
dans un lieu
qui n'existe pas
sur les cartes
ou qui y figura,
peut-être...
Le lierre et la ruine
s'y enlacent.
On y croise peu de monde
dans les corridors
sauf des êtres incomplets
hantés par leurs manques….
Ainsi cet homme
qui a oublié son nom,
il tourne en rond
sur des soieries d'Ispahan,
les chaussures pleines de merde.
Ainsi cette femme
à la nudité presque parfaite
dont la beauté intègre
aurait besoin d'être rectifiée :
elle porte sa tête en pendentif.
Tous ces êtres m'ignorent
et semblent même ignorer
leur sentiment d'exister :
suis-je moi même l'un des leurs ?
Nicolas ROUZET
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05 mai 2008
Hommage à Christophe Tarkos
Pour Christophe Tarkos
« Je suis né en 1963. je n’existe pas, je fabrique des poèmes.
1-Je suis lent, d’une grande lenteur.
2-invalide, en invalidité.
3- séjours réguliers en hôpitaux psychiatriques depuis dix ans.»
Christophe Tarkos est mort le 30 novembre 2004
Telle est la notice biographique de Tarkos dans le catalogue des auteurs P.O.L, éditions qui se partagent avec Al Dante l’honneur de l’avoir publié.
Difficile en partant de ces lignes pleines d’humilité mais auxquelles la mort donne une résonance tragique de ne pas tomber dans l’hagiographie. Et de ne pas écraser cet ascétique travailleur de la langue sous les références sublimes : génie précoce comme Rimbaud, fulgurances nées de l’inadaptation comme Artaud, combat minutieux et héroïque avec les mots, « les sons fondamentaux », comme Beckett.
A mes mots, j’imagine qu’il aurait souri, ou plaisamment protesté. J’imagine, ne l’ayant pas rencontré mais ayant dans ma mémoire la ritournelle, cocasse, enfantine, à la fois tendre et burlesque du Petit Bidon. Expressif, le petit bidon. La ritournelle commence ainsi
On a un petit bidon, un bidon d’huile, sur la table, un petit bidon vide, un petit bidon normal, normalement, sur la table, avec du vide dedans. Il est fermé, mais il est vide
Et ainsi s’achève : On a de la chance d’avoir un petit bidon, le petit bidon posé là sur la table. Merci, le petit bidon, merci le petit bidon.
Difficile aussi à la lecture de l’œuvre de ne pas employer les grands mots, les gros mots.
Le « métapoétique », Ma langue est poétique, ma langue est absolument poétique, ma langue est immédiatement poétique, ma langue est poétique, ma langue est poétique est un leitmotiv poétique, ma langue est poétique est poétique, ma langue est poétiquement désirée, c’est un désir de langue, un désir de langue poétique, ma langue est une langue poétique, ma langue se répète poétiquement, ma langue est une répétition poétique, ma langue s’agence poétiquement, ma langue est un désir de langue. Ma langue
Le « métalinguistique », Il n’y a pas de mots. Les mots ne veulent rien dire. Les mots n’ont pas de sens. Il n’y a pas de mots parce qu’il y a un sens, le sens a vidé les mots de toute signification, les a vidés complètement, il ne reste rien aux mots, ce sont des sacs vides vidés qui ont été vidés, le sens a pris tout le sens, il n’a rien laissé pour les mots, coquilles vides, le sens se débat tout seul, il n’a nul besoin de mots, le sens veut tout, veut tout prendre, s’essaye, il ne se rattache à rien, les mots se rattachent à rien, il ne veut pas se rattacher, il veut continuer à faire sens coûte que coûte, il écrase les mots pendant qu’il se débat, pendant qu’il se débat seul, on ne peut plus prendre les mots pour des éléments de sens, pour des éléments de tirades sensées, il n’y a pas de mots, il y a le sens qui pousse, qui s’attache à la poussée. Le Signe=
L’ « ontologique », il n’y a pas d’autre langue que la langue. Il faudra essayer d’entrer. Au seuil un ennui enlève la force. Il n’y a pas d’autre langue que la langue, il faudra entrer à l’intérieur, on a toujours été à l’intérieur, il n’y a pas à entrer à l’intérieur, on est dedans, y aura-t-il question de sortir du ventre ou faudra-t-il toujours essayer de rester ainsi à l’intérieur du ventre…. Le Signe =
L’ « éthique », Tu vois, dire la vérité, c’est le poème. Tu vois de dire la vérité, le problème que ça pose. La contrainte qui se fixe quand on se dit je vais dire la vérité.[…….] Le poème ne veut pas dire la vérité du monde mais il veut dire la vérité. Je ne vois pas si la différence est compréhensible, si tu l’entends. C’est une grosse contrainte que de ne pas dire ce qu’on peut sentir n’importe comment. Tu vois le genre de désagréments que ça apporte de n’avoir qu’à la dire. Je veux dire personnellement, tout de suite, par écrit. Par exemple, si tu es con, toute la connerie qui se met à la place de la vérité qui devait s’y mettre. Pan
Car, il faut bien l’admettre, la poésie de Tarkos pense et à sa manière, humble, farfelue, j’oserai dire rigolote, mais formidablement inventive, elle crée des concepts : la pâte-mot par exemple. Pâte-mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire, on peut se déplacer dans pâte-mot comme dans une compote, pâte-mot est une substance dont on peut mettre à plat la substance, on peut aussi la mettre pas à plat en bosse, en faire de la neige et en faire des nuages……Le Signe =
Et ce sont les termes d’un philosophe, Deleuze, qui viennent à l’esprit pour qualifier l’entreprise de Tarkos, ceux qu’il utilisa pour rendre compte de l’expérience de Beckett ou de Kafka : épuisement du possible, bégaiement de la voix, pratique de sa langue comme d’une langue étrangère.
Qu’il me soit permis en définitive d’essayer de m’expliquer simplement le choc qu’a produit sur moi la poésie de Tarkos .
Entièrement immanente à la langue, elle a, me semble-t-il, un pouvoir inouï d’évocation (d’invocation ?) du monde. Entièrement ironique (dans le sens où elle interroge et critique sans cesse sa propre pratique) elle est, me semble-t-il, émotion pure (angoisse, douleur, révolte, compassion)
Entièrement maîtrisée, elle se fait au risque de la déraison.
Enfin, pour moi, son plus grand titre de gloire est de s’être nommée un temps Poézi Proléter : refus de la culture bourgeoise [en ce qu’elle promeut un sens (le sien) avant tout] mais surtout engagement dans la lutte au nom de l’honneur des poètes.

Nuages ou Pour en finir avec le jugement de Tarkos
Je suis nue
Sans âge
Nue
Huée
De toutes parts
De ma part
Dénuée
Parfois obnubilée
Nouée
Nulle
Sans mariage
Viellarde
Ennuagée
La poésie est belle
Elle passe par là-bas
Sans lien avec la terre
Où je m’enroue
En rage
Et la langue nouée
Je suis dans le cirage
Nuages
La rage n’est pas la confiture
Exquise
Aux bons poètes
Et pas un traître mot
Ou alors des mots traîtres
Qui ne peuvent pas traire
Extraire
Le lait des nébuleuses
Exprimer le jus pur des nuages
Qui passent sans me voir
Vous qui passez
Mirages
Sans me voir
Ô miroir
Je suis nue
Huée et dénuée
Obnubilée
Sans lien avec le ciel
Je nage en pleine terre
La tête ennuagée
Je suis damnée
Niée
Nue
Huée
Dénuée de toutes qualités
Ma poésie à moi est ouvrage de dames
On m’a damé le pion
Damnée
Nue
Avant l’aube
Je fus assassinée
Avant toute sentence
Nuages de Tarkos
Devant vous je parais
Déniée
Dénigrée
Âme noire niée
Je hurle à la nue
Nue huée
Dénuée
De tout sens et de toute décence.
Françoise Donadieu
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- C. Tarkos (Note de lecture sur Pan, par Jérôme Game)

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22 janvier 2008
Voix intuitive
Ce 19 janvier les scripteurs sont redevenus coudoucens et coudoucennes. Ils n'avaient pas oublié les oliviers et la fête jazzy de juillet dernier, lors du Chapitre 1 du Scriptorium. Ils ont rendez-vous cette fois pour un autre Intervalle fondateur. Le Conseil d'Administration de ce même jour a célébré la naissance des Poètes intuitistes.
Comme on devient zuitiste de l'intérieur des terres.
Comme on fait danser autour du mot intuition les expériences de laborantins : temps du toujours présent, plaisir de la coïncidence, goût de la création tressée à plusieurs voix, pratique nouvelle avec d'autres arts ouvrant à la chorégraphie des mots, à la poésie chorale.
Intuitiste : la Voix avec le corps, tout un. Pas de séparation mais des traversées.
Après le soleil provocateur sur la terrasse du milieu de la journée qui exhorte à se mettre «aux abris !», voici donc le temps du feu dans la cheminée protégée par sa crèche d'Épiphanie. On se regroupe autour, comme en scène de veillée à l'ancienne. Une dizaine, bon nombre pour l'échange, l'écoute, les vibrations éprouvées. Chaque moment doit trouver son bon pluriel. En voici un réussi.
Le thème qui les rassemble : «la Voix intuitive». Mais que nous veut la poésie lorsqu'elle précède l'écriture ou qu'elle la suit, qu'elle l'accompagne, la traverse ?
« La poésie est l'autre voix » dit Octavio Paz en introduction du moment. Le nom de poésie zébrée, ni blanche ni noire, a été lâché par le drôle de zèbre qui officie. Hé oui, ce temps sera zébré en effet.
Où alterneront les voix tranchantes et les voix promenées, voix qui affirment et voix qui caressent, voix pulvérisées et voix infimes de haute dilution... De tout il faudra donc pour faire le monde intuitiste de cet intervalle ; et plus encore de tout et du rien, et de leur aller-retour incessant.
Honneur à un premier absent, Jacques. Des perles de haikus dont il a le secret.
« Rivière au plus bas
les truites sont presques nues
le pêcheur a honte. »
La voix intuitive s'amorce donc ainsi par la plainte de la nature, siècle en péril, le peu de mots né du regard, la respiration d'un haiku à l'autre.
Slam survient alors du petit Bouddha, présenté par Philojane, qui sait dire «Ok baby» «de tête» et de coeur. Slam par coeur, pour qu'un enfant garde toujours son Bouddha en soi pour accoster au monde. «Ta petite main s'abat sur mon oeil gauche...» Et les participants rompus désormais à la poésie chorale que Nicolas nous a fait découvrir reprendraient volontiers « Allez baby au lit » en rythmique connivence...
Slam encore de Gilbert, Slam à ch'val, qui délivre son texte dans un mouvement de derviche tourneur tempéré. La parole déliée atteste le plaisir, mais aussi la quête de nommer juste, lâche quelques perles et poursuit son énonciation dans une manière de présence instable, «poésie affolée» dira fort pertinemment Françoise.
« J'ai appris à t'écrire des mots de cheval dans une langue de petit galop » et l'on se prend à suivre cette galopade inquiète et amoureuse, un peu perdue et appelante. « Il y a tant de gens qui me font des signes de la main, tant de gens, tant de gens...»
Martial a-t-il fait un signe de la main singulier ? « la poésie intuitive est une méprise ! » lâche-t-il. Gilbert qui a vu des « lâchers d'étoiles » dans sa poésie affolée reconnaît soudain en Martial la figure de l'imprécateur, celui pour qui la cause est déjà entendue. Profération noire, parce que le monde qu'éprouve Martial court à ses pertes et qu'il ne se reconnaît pas dans l'autre poésie. Figure inverse de l'éloge de l'autre, à sa manière. Dialogue serré s'engage alors. L'image de Habacuc, le prophète, est convoquée dans cette séquence de tempête. La voix de l'imprécation est pourtant indispensable, dit un écho qu'il faut aussi savoir accueillir.
Une participante s'étrangle soudain ce qu'il faut pour avoir besoin de sortir de la scène. Passée la surprise, on ne l'entend plus dans la pièce à côté. La question cornélienne du jour fuse alors de la bouche de Nicolas à l'adresse de l'imprécateur : « que choisiras-tu entre sauver une vie et lire un poème ? » Rires reviennent avec le retour de la provisoire étranglée !
Geneviève (Guenièvre) n'a pas de texte (sinon sa belle contribution à la poésie intuitiste) et le regrette à présent. Lui revient le désir du texte manquant. Il y a des textes auxquels on pense toujours lorsqu'ils ne sont pas là. Elle est là, plus que jamais alors, dans une de ses stations secrètes, pour se remettre à l'écoute. Un intuitiste sait bien qu'écouter est le premier commandement du jour...
Béatrice a la voix ferme des mots abstraits pointés en flèches. Elle place, sûre de son tracé, au moment juste de parler. Sa voix sort souvent de l'infinitif présent. Laborantine à son oeuvre de feu. « Aile de flûte. Cristal magnétique. Forêt » puis plus loin « D'ors et d'ours ~ Sidéral silence ». Voix de syncopes, voix syncopée. Faut-il tomber dedans ? Ou bien en épouser le rythme ? Plutôt sans doute s'accorder à cette pulsation pour éprouver en soi « l"animal que donc je suis ».
La page de Genevova est toute différente. fragments de phrases et de mots dispersés sur la page, et entrée marquée dans le rituel de la prise de parole. Entre l'inclination philosophique et la tension de poésie, les silences du son rejoignent les blancs de la page. Une partition à la fois précise et improbable, car l'instant toujours dit autre chose que l'écrit.
« Voix vent vol retenu onde ronde cercle en sa totalité.... » Genevova se voue à ce cheminement qui apprête la voix, l'explore dans ses mutations, à ce temps de l'indicible qui parcourt la parole en tous ses états jusqu'à ce moment d' «alors la voix devient prière ». Le temps des mots, entre l'inarticulé et le dit, en bas de page aura tourné sa meule.
Autre et pourtant le même...
Un instant, le plaisir des qualifications reprend parmi les intervalliers ; il ne désertera guère le lieu et le moment. On repère les formes psychiatriques des traceurs d'écriture : les obsessionnels, les schizoïdes sont les figures dominantes. Ici, dans cet Intervalle, l'obsessionnel qui règne dans l'air ambiant de la poésie française contemporaine n'est pas à la fête. Plusieurs scripteurs parlent de ces commencements toujours glissants, des jeux de formes toujours à l'oeuvre, de l'oeuvre qui n'est pas ce mastodonte certifié conforme rêvé par certains surmoi... Diversité, kaleïdoscope, mouvement de propositions... Les intuitistes se découvrent cette vertu-là de la recherche toujours en état d'alerte, avec le petit démon de l'éclatement pour viatique. Douce schizoïdie de ce temps poétique... Vécue à plusieurs, on l'apprivoise mieux sans doute.
Françoise se lève. Elle a lu Gherasim Luca à la suite des voix slameuses. Puis elle a donné des Planches courbes de Bonnefoy pour faire entendre La Voix incertaine.
C'est de là que Dominique a fait écho en lisant La Voix absente de Valérie. Voix doublement absente ce jour parce que l'auteur n'est pas là et qu'elle évoque un territoire d'arrière-monde, et pourtant voix étonnamment offerte, au milieu de l'instant, placée soudain dans l'énergie du cercle par la lecture de l'officiant. On entend le refrain « Elle est » tourner et revenir derrière l'absence jusqu'à l'assertion finale « Elle est passerelle ignorée vers le monde ».
Françoise lit Porto. Dans l'émotion limite des mots qui se libèrent et qui éprouvent. « J'ai fait l'amour avec les vagues / Qui m'aime m'a aimée m'aimera / Jamais / Jamais / J'ai fait l'amour avec la mer.» Le poème suit son périple entre impression du sordide et lumière fichée sur la hauteur. Dobrigado, Françoise ! Porto obtient son billet es géographie intuitiste pour conduire une avenue jusqu'à l'acropole, avec son "a" minuscule majuscule.
Nicolas dit par coeur quelques vers que sa tête penchée vers l'avant et de ses mains concentrées l'une à l'autre sont allés sortir de terre. La poésie intuitiste est aussi là de savoir surgir et s'effacer sans laisser de trace. Écologie suprême du langage...
A la passerelle de tout à l'heure répondent en bout de route les Aphorismes de l'oiseau passeur de Dominique. «Dans la tourmente, garde toujours près de toi une queue de sirène» a la faveur de certains. D'autres préfèrent «l'océan à la hanche de sel». Poète est passeur pour celui qui écrit cet aphorisme-là, être d'aller-retour, de nulle discipline, parce qu'il les traverse toutes. Et oiseau, dans son désir aérien d'un autre état. Pratiquant de l'aphorisme, une de ses respirations formelles qu'il affectionne, parce qu'il appartient à l'ouvert, au jeu des demi-cercles du monde. Intuitiste, cette démarche des mots-brèches, hors le «cristal arrogant du concept».
C'est l'heure du gâteau des rois qui réclame à présent. Intuitistes devenus soudain fringaliers ! Quelques dents heurteront la fève et les sujets. On se couronnera au son du champagne et de denses conversations sur les houillières de Gardanne. Terre souterraine et ciels tutoyés, quand confettis seront lâchés sur la terrasse en autant de poèmes pulvérisés....
Le Script épiphane aura vécu. Intervalle en voix plurielles et mêlées.
D. Sorrente
Auteurs du Scriptorium cités : Jacques Ferlay, Jeannine Anziani, Gibert Arbogast, Martial Teboul, Béatrice Machet, Valérie Brantôme, Geneviève Bertrand, Geneviève Liautard, Nicolas Rouzet, Françoise Donadieu, Dominique Sorrente.
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