« Je ne me sens chez moi que lorsque j'écris. Vingt ans plus tard, aujourd'hui, je me sens toujours comme une sans-abri. »
« Me voilà aujourd’hui en prison pour avoir cru à des mots tels que vérité et paix »
Alsi Erdogan
Le 10 novembre 2016, le parquet d’Istanbul a requis la réclusion à perpétuité pour la romancière Asli Erdogan, grande voix de la littérature turque, incarcérée depuis le 16 août avec huit autres membres de la rédaction du journal prokurde Ozgür Gündem pour "association avec une organisation terroriste".
Le tribunal a jusqu’au 25 novembre pour accepter ou rejeter cette demande. En attendant, Alsi Erdogan poursuit son combat depuis sa cellule à la prison pour femmes de Bakirköy en transmettant messages et lettres à des visiteurs, parlant de procès kafkaïen et appelant le monde à ouvrir les yeux sur le régime totalitaire qui s’étend aux portes de l’Europe.
Le 1er novembre 2016 elle écrit cette lettre ouverte :
Lettre de prison
Chères amies, collègues, journalistes, et membres de la presse,
Je vous écris cette lettre depuis la prison de Bakırköy, au lendemain de l’opération policière à l’encontre du journal Cumhuriyet, un des journaux les plus anciens et voix des sociaux démocrates. Actuellement plus de 10 auteurs de ce journal sont en garde-à-vue. Quatre personnes dont Can Dündar, (ex) rédacteur en chef, sont recherchées par la police. Même moi, je suis sous le choc. Ceci démontre clairement que la Turquie a décidé de ne respecter aucune de ses lois, ni le droit.
En ce moment, plus de 130 journalistes sont en prison. C’est un record mondial. En deux mois, 170 journaux, magazines, radios et télés ont été fermés. Notre gouvernement actuel veut monopoliser la “vérité” et la “réalité”, et toute opinion un tant soit peu différente de celle du pouvoir est réprimée avec violence : la violence policière, des jours et des nuits de garde-à-vue (jusqu’à 30 jours)… Moi, j’ai été arrêtée seulement parce que j’étais une des conseillères d’Ozgür Gündem, “journal kurde”. Malgré le fait que les conseillères n’ont aucune responsabilité sur le journal, selon l’article n°11 de la Loi de la presse qui le notifie clairement, je n’ai pas été emmenée encore devant un tribunal qui écoutera mon histoire.
Dans ce procès kafkaïen, Necmiye Alpay, scientifique linguiste de 70 ans, a été également arrêtée avec moi, et jugée pour terrorisme. Cette lettre est un appel d’urgence ! La situation est très grave, terrifiante et extrêmement inquiétante. Je suis convaincue que le régime totalitaire en Turquie, s’étendra inévitablement, également sur toute l’Europe. L’Europe est actuellement focalisée sur la “crise de réfugiés” et semble ne pas se rendre compte des dangers de la disparition de la démocratie en Turquie. Actuellement, nous, auteur-e-s, journalistes, Kurdes, Alévies, et bien sûr les femmes - payons le prix lourd de la “crise de démocratie”. L’Europe doit prendre ses responsabilités, en revenant vers les valeurs qu’elle avait définies, après des siècles de sang versé, et qui font que “l’Europe est l’Europe” : la démocratie, les droits humains, la liberté d’opinion et d’expression…
Nous avons besoin de votre soutien et de solidarité. Nous vous remercions pour tout ce que vous avez fait pour nous, jusqu’à maintenant. Cordialement.
Aslı Erdoğan,
Prison Bakırköy Cezaevi, C-9, Istanbul
Traduit du turc par Kedistan (3 novembre 2016) Appel initial de Kedistan (12 novembre 2016)
Depuis cette adresse initiale, un large appel à lire, dire et faire courir les textes d'Asli a été lancé (https://diacritik.com/2016/11/12/tieri-briet-tribune-pour-asli-erdogan/).
Le Scriptorium se joint à ce mouvement en invitant chacun de ses membres à lire, partager et faire vivre les écrits et la sensibilité de cette grande voix de la littérature turque traduite en plus de dix langues.
Un temps sera notamment consacré à la lecture de ses textes lors de notre prochaine rencontre du 17 décembre prochain.
Ci-dessous deux extraits du Bâtiment de pierre (2013, Actes sud, traduction Jean Descat) qui dénonce la torture et les conditions de détention en Turquie :
« Si l'on veut écrire, on doit le faire avec son corps nu et vulnérable sous la peau... Les mots ne parlent qu'avec les autres mots. Prenez un V, un I et un E et vous écrivez Vie. À condition de ne pas vous tromper dans l'ordre des lettres, de ne pas, comme dans la légende, laisser tomber une lettre et tuer l'argile vivante. J'écris la vie pour ceux qui peuvent la cueillir dans un souffle, dans un soupir. Comme on cueille un fruit sur la branche, comme on arrache une racine. Il te reste le murmure que tu perçois en plaçant contre ton oreille un coquillage vide. La vie : mot qui s'insinue dans ta moelle et dans tes os, murmure évoquant la douleur, son qu'emplissent les océans.
[…]
Parfois, pourtant, très rarement, j'entends en moi une voix qui ne semble ni émaner d'un être humain ni s'adresser aux hommes. J'entends mon sang qui se réveille, coule de mes vieilles blessures, jaillit de mes veines ouvertes... J'entends des cris qui ravivent mes plus anciennes, mes plus authentiques terreurs et je me rappelle qu'ils sont nés du désir de vivre. Mes plaies ne parlent guère, mais elles ne mentent jamais. Pourtant leurs cris affreux, incohérents, viennent se briser sur des murs infranchissables et retombent en pluie sur ce sol, devenu mensonge, que sont le visage et le verbe des hommes. Leur son s'égare dans les méandres, les recoins, les impasses d'un labyrinthe et se propage dans le vide sans rencontrer un seul cœur. »
Une pétition exigeant la libération immédiate de l’écrivaine circule, à signer ici :
Actualités à suivre sur la page FB Free Alsi : https://www.facebook.com/freeaslierdogan/?fref=ts