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Le Scriptorium - Page 14

  • Antonin Artaud par Marc ROSS

    Caravane poétique du Scriptorium – Printemps 2022 – Marc Ross
    ARTAUD… ACTE 1 – COURS D’ESTIENNE D’ORVES, 14 HEURES 25

    « Quand j’écris un poème, je grince des dents » disait-il !

    Né à Marseille un 4 septembre 1896, d’un père armateur prénommé Antoine-Roi et
    d’une mère d’origine grecque Euphrasie Nalpas. Une famille de 8 enfants dont 3
    seulement ont survécu. Antonin Artaud vécut dans le quartier des chartreux jusqu’à
    l’âge de vingt ans. Notamment au 15 rue du jardin des plantes, aujourd’hui : Rue des
    frères Carasso.
    ”Je savais que j’avais toujours souffert de l’être et d’être parce que je n’ai jamais
    voulu être un résigné comme les autres…. Je me souviens à l’âge de 6 ans dans une
    maison du Boulevard de la Blancarde à Marseille (n° 59 exactement) m’être demandé
    à l’heure du goûter, pain chocolat qu’une certaine femme dénommée Mère me
    donnait, m’être demandé ce que c’était, que d´être et vivre.” (Artaud, Lettres de
    Rodez)
    Réchappant à 5 ans à une menace de méningite, il a bégayé entre 6 et 8 ans. Dès l’âge
    de 4 ans et demi et jusqu’à ses 18 ans, il fréquente le pensionnat du Sacré cœur situé
    au 22 rue des Frères Barthélémy. Il descend chaque jour, le boulevard de la madeleine
    (aujourd’hui Boulevard de la libération) pour rejoindre l’établissement scolaire situé
    derrière l’église des réformés.
    En 1905, il est traumatisé par la mort, à sept mois, de sa petite sœur. Inspiré dès l’âge
    de 14 ans, par Baudelaire, Rimbaud et Edgar Poe, il fonde, avec des camarades du
    Collège, une petite revue où il publie ses premiers poèmes sous la signature de Louis
    des Attides. Il n’a jamais joué au théâtre à Marseille, mais il a publié dans deux revues
    de poésie. Notamment dans la « La criée », une revue tenue par un pharmacien qui
    s’appelait Léon Franc et qui lui fournissait, sans doute, du Laudanum. La seconde
    s’appelait ‘La rose des vents.’
    Et c’est justement en 1913, à 17 ans qu’il entreprend de revisiter le bateau ivre de son
    mentor. « Un navire mystique » Un voyage étrange et religieusement agité, empreint
    déjà de son théâtre de la cruauté. En 1915, un an après la fin de ses études, il effectue
    un premier séjour de santé à La Rouguière. S’en suivront plusieurs séjours en d’autres
    lieux. (Rodez… Ivry)
    Dans les cahiers de Rodez, il raconte, qu’un jour de 1915, il a été frappé d’un coup de
    couteau dans le dos par deux souteneurs, Cours de Villiers, juste devant l’église des
    réformés : « Je n’ai pas eu le temps de me retourner que je sentis une lame me
    déchirer l’arrière du cœur dans le dos, dans le haut de l’omoplate, à 2 centimètres de
    la colonne vertébrale. »
    Il pouvait lui arriver de dire qu’il détestait Marseille, sa ville natale. Lorsqu’il
    parle du grand St Antoine, on peut lire :
    « La peste n’est pas arrivée par le bateau. La peste a toujours été à Marseille. »
    À l’automne 1921, il entre dans la troupe de Charles Dullin et rencontre Génica
    Athanassiou, une jeune comédienne roumaine qui deviendra le grand amour de sa vie.
    En 1917, il envoie quatre poèmes à André Suarès.

    Et puis, il y a bien sûr, la revue de Jean Ballard et qui grâce à André Gaillard, va
    accueillir des auteurs surréalistes. Il publie : Michaux, Crevel, Benjamin Perret.
    S’en suit, une amitié très forte entre Artaud et Gaillard. En février 1927, « Les cahiers
    du Sud » N°87 publient : « Manifeste pour un théâtre avorté ». En mars de la même
    année, Artaud lui confie un texte qui lui est dédié et qui suit « Le pèse-nerfs » :
    « Fragments d’un journal d’enfer » (Les cahiers du Sud – Marseille – Collection
    critique N°5).
    Dédicace d’Artaud à André Gaillard (1 ère page de L’ombilic des limbes)
    « À mon cher André Gaillard, un des rares qui aient mis leur doigt d’homme sur ma
    peine de mort. » A.A
    Un poème d’Antonin Artaud, c’est avant tout un choc, un coup porté aux points du
    corps qui sont les plus proches à subir une révolution mentale. En cela, il s’agit à la
    manière du tam-tam ou de l’incantation magique. Ce qui frappe dans ses poèmes, c’est
    la réinvention totale de la forme, la trouvaille verbale, une sorte de miracle phonétique
    sans cesse renouvelé. Ici, la phrase non seulement grince inhumainement, se brise, se
    déconstruit, mais elle s’agence sur un plan supérieur dont le moins qu’on puisse dire
    est qu’il permet des résonances que, jusqu’ici, la poésie n’avait jamais connues.
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    TEXTE D’ANTONIN ARTAUD LU SUR LE COURS D’ESTIENNE D’ORVES :
    (Extrait de : 50 dessins pour assassiner la magie) Texte publié seulement en 2004
    Quand j’écris,
    J’écris en général
    Une note d’un
    Trait
    Mais cela ne
    Me suffit pas,
    Et je cherche à prolonger
    L’action de ce que
    J’ai écrit dans
    L’atmosphère, alors
    Je me lève
    Je cherche
    Des consonances,
    Des adéquations
    De sons,
    Des balancements du corps
    Et des membres
    Qui fassent acte,
    Qui appellent
    Les espaces ambiants
    A me soulever
    Et à parler
    Puis je me rapproche
    De la page
    Ecrite

    Et
    ...
    Mais j’oubliais de
    Dire que ces
    Consonances
    Ont un sens,
    Je souffle, je chante,
    Je module
    Mais pas au hasard
    Non
    J’ai toujours
    Comme un objet prodigieux
    Ou un monde
    A créer et à appeler.
    Or je connais
    La valeur plastique
    Objective du souffle,
    Le souffle c’est quelque
    Chose dans l’air
    Ce n’est pas de l’air
    Remué
    Seulement,
    C’est une concrétisation
    Massive dans
    L’air
    Et qui doit
    Être sentie
    Dans le corps
    Comme une agglomération
    En somme atomique
    D’éléments
    Et de membres
    Qui à ce moment-là
    Font tableau.
    Une matière
    Très au-delà
    De celle du sucre
    D’orge
    Naît à ce moment

    Instantanément
    Dans le corps,
    Matière électri-
    Que

    Qui pourrait
    Expliquer Si elle était
    Elle-même
    Explicable
    La nature
    De certains gaz
    Atomiques
    De certains
    Atomes répulsifs
    Je dis atomes
    Comme je dirai
    Pan de mur,
    Paroi volcanique,
    Artère en fusion d’un
    Volcan,
    Muraille de lave
    En marche vers un
    Renversement de
    L’immédiat devenir,
    Mes dessins donc reproduisent
    Ces formes
    Ainsi apparues,
    Ces mondes de
    Prodiges,
    Ces objets
    Où la voie
    Est faite
    Et ce qu’on
    Appelait la grande œuvre
    Alchimique désormais
    Pulvérisé car nous ne
    Sommes plus dans
    La chimie
    Mais dans la
    Nature
    Et je crois bien
    Que la Nature
    Va parler…

    *

    (Extrait du poème présenté dans ce schéma dans son cahier
    et qui accompagnait ses derniers dessins, certains malmenés)

  • LOUIS BRAUQUIER par Junie Lavy

    Et s’il n’y avait plus... que les ports et les cargos, les bars et les paquebots, les phares et les épaves : une vie à 15 nœuds, houleuse et indolente, maritime et hauturière. Cap au 180. Plein Sud ! Au commandement : Louis BRAUQUIER, né en 1900 à Marseille, mort en 1976. Poète. Agent des Messageries Maritimes. Peintre. Plus connu du registre des affaires maritimes que des manuels littéraires. Une œuvre pourtant. Une œuvre que l’on peut lire à fonds de cale ou à bord des premières. A bord ou à quai. Qui naît dans le Vieux-Port et file vers des iles lointaines, au-delà de Suez...

    La vie est une aventure
    Qui part pour l’éternité.
    Je compte les encablures
    Qui traînent ma destinée.

    Nous avons l’inquiétude
    Du visage de la mer.
    Une angoisse d’or dénude
    Notre cœur.

    L’horizon clair
    S’emplit de beaux équipages
    Qui viennent pour débarquer
    Et jettent sur le rivage
    La merveille des dangers.

    Villes Sud-Américaines,
    Ports nègres du Sénégal,
    Gao qui dort dans la plaine
    Du fleuve équatorial,

    Tandis que nous fumons la pipe
    Sur le Vieux-Port chaud et doux,
    De nostalgiques visites
    Nous entretiennent de vous.

    La vie est une aventure, Et l’au-delà de Suez, 1923

     

    Enfant, Louis Brauquier connaissait déjà l’ambiance du port : « Dès que j’ai su marcher, on m’emmenait à chaque arrivée et à chaque départ de mon oncle à la Joliette. Les navires étaient des paquebots d’assez faible tonnage, construits pour la course, ils transportaient le courrier, ils étaient amarrés perpendiculairement au quai, le long des mahonnes qui oscillaient lourdement sous les pas. (...) Jamais je n’ai oublié l’odeur des coursives, où se mélangeait celle de la peinture fraîche, celle, poivrée, qui venait des cales et celle, opaque, de l’opium que fumaient dans leurs postes, au-dessus de la ligne de flottaison, les boys chinois. »

    A 18 ans, Louis Brauquier se fait embaucher sur le port, comme commis en douane. Parallèlement, il entame des études de droit, écrit des poèmes en provençal. En 1919, avec celui qui sera l'ami d'une vie, le futur écrivain de la Méditerranée Gabriel Audisio, il rejoint le comité de rédaction de la revue Fortunio, qui ne s'appelle pas encore les Cahiers du Sud. Il y rencontre, entre autres, Jean Ballard et Marcel Pagnol. En 1923, il passe sa licence de droit et le concours du commissariat de la Marine marchande pour entrer aux Messageries maritimes.

     

    Et c’est en 1925 que Louis Brauquier embarque ! D’abord sur la Méditerranée, en tant qu’élève-commissaire aux Messageries Maritimes, puis de 1926 à 1960, il parcourt le monde au grès de ses affectations au sein des agences extérieures des Messageries Maritimes.

     

    La rade de Toulon, le port de Villefranche,
    les Lérins aux yeux purs,
    Et Nice sur la côte aphrodisienne penchent
    Des corbeilles d'azur.
    L'escale de Ceylan les nuits de Singapour,
    Les cuirassés d'Hakodaté,
    Dans un halo mouvant de lumière, m'entourent
    Et veulent m'emporter.
    Eh bien ! c'est dit, je pars ; les grands embarcadères
    Grinceront sous mes pas.
    Je donne rendez-vous au prochain hémisphère,
    Au café de l'endroit.
    Nous verrouillerons sur un rafiot de fortune
    Pendant des mois sans fin,
    Nous irons voir comment se comporte la lune
    Sur l'Empire abyssin.
    Et nous découvrirons peut-être l'Atlantide
    sans le vouloir,
    Quelque part, par X degrés de latitude
    D'un pays noir.
    Vous resterez ici dans vos maisons, à l'ancre,
    Vous penserez à nous,
    Dans les soirs d'or où le couchant est comme un chancre
    Sur le ciel mou.
    Et nous nous saoulerons d'angoissants paysages,
    Et des villes ensoleillées
    s'approcheront en nous voyant sur les rivages.
    Nous hanterons les quais
    Lourds de clameurs, d'amour, de chaleurs odorantes
    Et de noms étrangers ;
    Notre équipe sera partout la plus violente,
    On entendra hurler
    Nos voix dans les bordels, les grands soirs de bagarre
    sur la côte d'Asie,
    A Péra, Colombo, Hong Kong ; les plus bizarres
    De nos amis
    N'auront fait que vingt fois le tour de la planète ;
    Ceux qui riront de nous,
    Se feront assommer à coups de casse-tête.
    Nous entrerons partout
    Par la force des poings. Puis quand notre équipage
    Rassasié de bourlinguer
    Sous de lointains soleils, à travers les naufrages
    Parlera de s'en retourner,
    Un beau jour nous vous reviendrons : lorsque la hune
    Criera : " Marseille sur bâbord "
    Vous verrez s'amarrer vainqueur de la Fortune
    Notre galion d'or.

     

    L’appel des ports, Et l’au-delà de Suez, 1923 



    • En 1926, Louis Brauquier débarque à Sydney, en Australie. 

     

    D’étranges matins blancs se lèvent sur Sydney 

    Dérivant lentement de la mer antarctique

    De grands brouillards confus enveloppent la ville

    Où flottent d’anciens parcs et des banques de pierre,

    Des fantômes de rues et des ombres opaques

    D’hommes, vite abolis, et que nul ne rappelle

    De ces limbes qu’un jour aucun soleil peut-être

    Ne viendra disputer aux glaces du néant.

     

    Brouillard à Wooloomooloo (Sydney), Feux d’épaves, 1970



    • 1930 : Louis Brauquier est à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.

     

    Sur la plage de l’Anse-Vata, déserte en ce matin d’hiver,

    un petit oiseau de mer se promène : 

    important le jabot gonflé,

    les ailes croisées derrière le dos et la patte raide.

    Il marchotte, inspecte, picore à droite,

    fait deux pas à gauche, tourne le bec vers chaque bruit.

     

    C’est le chevalier-guignette,

    bonne noblesse de robe,

    un peu vaniteux,

    cousin de l’orageux pétrel.

     

    Nouméa, I, Feux d’épaves, 1970

    • 1934 : Alexandrie, Égypte

     

    L’agence des Messageries Maritimes s’élevait sur l’emplacement d’un temple gréco-égyptien dédié à Ptolémée Philopator et à sa femme Arsinoé.

     

    Inoubliables dédicataires qui n’ont pas oublié, et reviennent errer, à la nuit, dans les salles,

    Et les couloirs déserts,

    Terrifiant le planton de garde, livide sous son tarbouche,

    A travers l’Exportation et le Contentieux ;

    Arsinoé tenant dans les téléphones de discours hiéroglyphiques et pleins d’oiseaux,

    Tandis que Philopator essaye de durer jusqu’au matin,

    Fatal aux ombres

    Pour prendre au comptoir des Passages

    Un billet autour du monde post-ptoléméen.

     

    Alexandrie, Égypte, III, Feux d’épaves, 1970



    • 1941 : Shanghaï, Chine

     

    ...Pendant la manœuvre, le jour s’est levé.

    Le long du wharf, à la place où était le navire, on voit maintenant passer de légers sampans.

    Le père et la mer, debout, rament ou godillent.

    Les enfants dorment, emboîtés sous les couvertures. On distingue les têtes aux cheveux noirs, raides, qui dépassent et les petits visages ronds, sans défense, dans l’abandon du sommeil.

    Shangaï sort de la nuit sous une brume douce. La lune est encore haute et des nuages roses flottent au ciel parfait.

     

    Shanghaï, Aubes sur la rivière, Feux d’épaves, 1970



    • 1948 : Diégo-Suarez, Madagascar

     

    Sur la terrasse indienne, au-dessus de la mer,

    le jour naît avant l’aube

    quand,

    enténébré de sommeil et de la couleur du musicien,

    sonne, dans le camp proche,

    le réveil au clairon de l’Infanterie Coloniale Mixte.

     

    Et déjà la mousson secoue les gousses des bois-noirs.

    Les grandes brises de Sud-Est dans la hauteur du ciel,

    au ras de l’Océan qu’elles émeuvent,

    éventent l’île obscure,

    Échevelée de sisal,

    foulée de zébus en hordes,

    bloc de graphite et d’or,

    allongée, immobile au large du Mozambique.

     

    Diégo-Suarez, I, La terrasse indienne, Feux d’épaves, 1970



    • 1951 : Saïgon, Viet-Nam

     

    I, Saison des pluies

     

    Soir de Dimanche.

    Il pleut. La pelouse est dans l’eau.

     

    Là-bas, à quai, sous les tauds luisants, ou les cales fermées, leurs ponts déserts, l’André-Lebon, le Sagittaire, le Ville-d’Amiens, le Fir-Hill, le Sontay,

    les marchandises bâchées sur les appontements, 

    les coolies réfugiés dans les camions aux toits convexes pareils à d’énormes coléoptères bruns,

    attendent que ça cesse ou que ça s’interrompe.

    Et plus loin, 

    sur les bouées,

    invisibles au milieu de la Rivière,

    l’Espérance et le Beech-Hill, noyés de pluie et comme abandonnés,

    Contemplent ce paysage de marécage et de désespoir, où se lèveraient, sans surprendre les grands lémuriens.

     

    (...)

     

    II

     

    Sur la rivière de Shangaï, somme sur celle de Saïgon

    longtemps

    nous avons rêvé la mer inaccessible.

     

    Saïgon, Feux d’épaves, 1970



    • 1952 : Ceylan, Sri-Lanka 

     

    Purifiés par la mousson fraîche au sortir du détroit, portés par une mer grise, nous verrons cette nuit, le feu de la pointe de Galle, Tarshish des Phéniciens.

     

    La forêt des Upanishads, les temples des Avatars, les Dieux aux polymorphies monstrueuses

    Nous accueillerons avec la police de l’Immigration et le Comptroller of Customs.

     

    Je regarderai le soleil tournant sur les palmes,

    Avant de me baigner dans cette frange d’écume dont les vents saisonniers fleurissent l’Océan Indien.

     

    Ceylan, I, Feux d’épaves, 1970

    A la fin de l’année 1960, Louis Brauquier, prend sa retraite et s’installe à Marseille. Il partage son temps entre la ville et sa maison de campagne « la Poussardière », à Saint-Mitre-les-Remparts. Il meurt à Paris en 1976. Sa dépouille est enterrée auprès de sa femme Georgette, à Saint-Mitre-les-Remparts.

     

    Certains voudraient que je cultive cette terre

    Où poussent en désordre et l’olive et l’amande,

    Les figuiers pareils à des animaux anciens,

    Pleins de mémoire, dont les têtes touchent le ciel ;

    Que je sème des plantes utiles, vivrières,

    Des tomates, de l’ail, des oignons rouges, blancs,

    Pour les soupes de paysan que je me fais,

    Parfois, quand l’hiver s’épaissit au crépuscule ;

     

    Que je me baisse vers elle.

                                Mais je suis vieux,

    Et j’aime l’abandon sur quoi veille, indulgente,

    La déesse qui n’oublie pas les temps fertiles.

     

    Saint-Mitre-les-Remparts, Hivernage, 1978



    Louis Brauquier fut aussi un grand amateur de peinture. Il commence à peindre, en 1953, en autodidacte, et ses tableaux lui inspirèrent plusieurs poèmes réunis sous le titre « Peintures », parus dans le recueil Feu d’épaves, chez Gallimard, en 1970 : 

     

    Peindre

     

    Activité inutile, désuète, foncièrement inexacte 

    et difficile par-dessus le marché.

     

    Écartée toute idée de lucre : on peint pour inventer.

    Ou peut-être parce que la toile le veut.

    À mesure, d’ailleurs, croissent ses exigences.

     

    Pour elle,

    tels les dieux maladroits des genèses,

    l’homme crée, à son tour, la lumière et le ciel,

    les arbres et les eaux, les nuages, les ombres,

    les jardins et, parfois,

    un petit être humain, dont il se croit responsable.

     

    Frénétique et patient, il écrase des tubes,

    mélange des couleurs et gratte sa palette.

    Il s’en met sur les mains comme sur la chemise,

    dans les cheveux aussi, et pense qu’à ce prix

    il doit découvrir la réalité du monde.

     

    Il jure, car il va se chercher des problèmes.

    Il souffre, car il ne sait pas s’il va réussir.

    Il ne sait jamais s’il a réussi.

     

    Il ne réussit jamais.

     

    Il est heureux.




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    Bibliographie

     

    Je connais des îles lointaines, Poésies complètes, Louis Brauquier, Éditions de la La Table Ronde, Paris, 1994

    Louis Brauquier, poète au long cours, une exposition des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille, du 4 novembre 2000 au 11 février 2001

    « Le poète au long cours : "Je connais des îles lointaines, poésies complètes" », Antoine de Gaudemar, Libération du 5 janvier 1995 : https://www.liberation.fr/livres/1995/01/05/le-poete-au-long-cours-je-connais-des-iles-lointaines-poesies-completes_121152



  • LES CAHIERS DU SUD par Françoise Donadieu

                                  LES CAHIERS DU SUD




    Nous nous trouvons ici, aux Arcenaulx, pas très loin du 10, Cours Jean Ballard, qui fut jadis Quai du vieux Port et puis Quai du canal. C’est au 4ème étage de ce bâtiment, anciennement entrepôt des douanes, que s’est  déroulée de 1925 à 1966, la formidable aventure des Cahiers du Sud, une revue dont le fondateur qui en devint le principal artisan fut justement Jean Ballard.  

    « Rappelez-moi, disait André Gide à Gabriel d’Aubarède, l’un des cofondateurs de la revue, le nom de ce personnage ; je ne m’en souviens pas. La nuit, il pèse des fruits et légumes et le jour, il pèse des textes et des vers. »

     En effet, Jean Ballard gagna sa vie la nuit comme peseur juré au Grand Marché du Cours Julien et consacra ses journées, enfermé dans son bureau du 4ème étage que l’on appelait le Grenier, à fabriquer une revue qui prit rang dans le trio des trois grandes revues françaises du XXème siècle avec la NRF et Europe. Revue qui par ses textes publiés dans le domaine de la poésie, de la critique littéraire, de la philosophie et des sciences humaines, (ethnologie, psychanalyse), fut l’un des laboratoires de la littérature moderne et plus largement de la pensée moderne.

    Comme les grands récits de l’aventure humaine remontent toujours aux origines, on aime à rappeler qu’en 1913 un groupe d’anciens condisciples du Lycée Thiers s’unirent un temps pour faire paraître une publication à vocation artistique et littéraire, nommée Fortunio en référence à la pièce de Musset. Marcel Pagnol en était, dit-on, l’initiateur et ses collaborateurs Jean Ballard, Gabriel d’Aubarède et Louis Brauquier. La publication fut interrompue par la guerre puis reprise en 1922, date à laquelle Pagnol s’installe à Paris, date à laquelle se décide le destin méditerranéen de cette revue qui prend le nom de Cahiers du Sud en octobre 1925. Pagnol avait essayé de faire de Fortunio une revue parisienne, Ballard et D’Aubarède font le choix d’une décentralisation avant l’heure. Résultat, d’après un article qui parle de la relation de Lacan avec les Cahiers, « La Provence de Pagnol est folklorique, celle de Ballard essentielle »

    En 1925, la revue est une  revue provinciale de qualité qui publie Barrès et Anatole France. Elle est animée par des hommes aux goûts classiques et parfois conformistes. Rien ne prédispose Ballard qui aime à réciter Lecomte de Lisle et Edmond Rostand à devenir l’éditeur  de la poésie la plus moderne de son temps. Mais il rencontre André Gaillard. Ce Marseillais qui travaille à la Compagnie Paquet est un jeune poète ami des surréalistes parisiens. Il va être le passeur entre Paris et Marseille et provoquer la métamorphose des Cahiers en une revue nationale d’avant-garde. On trouvera désormais au sommaire les noms de Roger Vitrac, Antonin Artaud, Henri Michaux, Robert Desnos, René Crevel, Paul Eluard, Philippe Soupault, André Breton et un peu plus tard, ceux des poètes du Grand jeu, groupe dissident des surréalistes : Roger Gilbert Lecomte, René Daumal. Ce changement essentiel de direction pris par la revue est initié par Gaillard mais pleinement accepté par Ballard qui jusqu’à la fin et souvent en opposition avec ses préférences littéraires examinera avec une curiosité bienveillante et un flair sans égal les textes de jeunes inconnus qui sont devenus pour la plupart nos plus grands contemporains. Comme le disait Edmonde Charles-Roux, « Le flair, cela ne s’explique pas ; Ballard était un sorcier, un magicien. » Comme il avait publié avant- guerre Walter Benjamin, il sera la premier à publier Paul Celan après-guerre, et dans  les années soixante, les poètes de la nouvelle avant-garde : Jean-Jacques Vitton, Jean-Pierre Faye, Michel Deguy, Jacques Roubaud, Joseph Guglieimi, Gérard Arseguel. «  Découvrir doit être la principale préoccupation de ceux qui veillent sur une revue littéraire. » disait Léon-Gabriel Gros, un des fidèles collaborateurs de Ballard. 

    J’arrête un instant mon développement chronologique un peu monotone,  pour parler des femmes, il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire. Simone Weil bien sûr, la  grande, qui sous le pseudonyme d’Emile Novis donna plusieurs textes aux Cahiers dont l’extraordinaire réflexion sur l’Iliade : le Poème de la Force mais il faut rendre aussi hommage  à la femme de Ballard que ses amis appelait Marcou et sans qui la revue n’eût pas existé. Elle en était la secrétaire permanente, corrigeait les épreuves, procédait aux expéditions mais surtout tapait à la machine avec une feuille carbone les nombreuses lettres que Ballard envoyait à ses correspondants en France et à l’étranger. Grâce à elle, le fonds Ballard est le seul qui puisse rivaliser avec celui de la NRF sur le plan des correspondances d’écrivains. Par ailleurs, on doit rendre grâces à Louis Althusser et Hélène Rytman d’être intervenus à la mort de Ballard (1973) auprès de la Ville de Marseille pour que ce fonds exceptionnel soit archivé et ouvert au public. On peut y voir une lettre d’Artaud demandant à Ballard de l’argent pour partir au Mexique, ou celle d’Alquié sur la dialectique de Hegel ou encore une autre, d’Adamov qui parle de langage et de poésie…

    Ensuite, il faut citer Georgette Camille, poète, journaliste, critique littéraire, amie des surréalistes, c’est elle qui mit Ballard en relation avec Gaillard. Les Cahiers lui doivent une des premières traductions de Virginia Woolf en France, et surtout l’idée géniale de publier des numéros spéciaux. Elle se chargea des deux premiers, « Le théâtre élisabéthain », elle était angliciste,  et « Le romantisme allemand » ; ceux qui suivirent affirmèrent l’identité  méditerranéenne de la revue. En voici quelques titres L’Islam et l’Occident, Le génie d’Israël, Retour des mythes grecs, Marseille, Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen, ce dernier réalisé par le Groupe de Carcassonne, animé par le grand poète Joë Bousquet et René Nelli, spécialiste du Moyen-Âge occitan, tous deux amis et correspondants de Ballard. 

     

    1929, André Gaillard meurt brutalement, c’est une perte terrible pour Ballard qui l’aimait et pour la revue, privée de la plupart de ses contributeurs parisiens. Mais Ballard est tenace. « Non, non, je ne peux pas arrêter. », répond-il à ceux qui le lui conseillent. Il faut dire qu’il a, à ses côtés, depuis la démission de Gabriel d’Aubarède en 1928, un homme remarquable par son activité, sa fermeté, son talent d’animateur. Gabriel Bertin, rédacteur en chef, impose une ligne qui ne sera jamais remise en question par le comité de rédaction. Selon Léon-Gabriel  Gros,  « L’esprit des Cahiers, c’est l’esprit de Bertin, un mélange de timidité, d’écart et d’audace. » Avec lui, arrivent aux Cahiers la littérature étrangère, Kafka, les romanciers américains, les écrivains d’Amérique latine mais aussi Rilke et Kirkegaard. Toujours selon Léon Gabriel Gros, «  C’est l’homme le plus discret qui a amené l’extension d’un regard mondialiste ».

     

    C’est ainsi que la revue est devenue adulte, mais il lui faudra tout au long de sa vie l’ardeur le courage et le pragmatisme de Ballard pour l’alimenter Car comme le disait Jean Tortel, un autre collaborateur fidèle : « Oui, les Cahiers se sont faits à Marseille, mais pas avec Marseille. Contre Marseille. » Les abonnés ne suffisent pas et les édiles marseillais n’ont jamais financé la revue. Ballard fut obligé de se transformer en homme d’affaires et même selon les moqueurs, en Frère mendiant pour aller quémander des soutiens chez ses connaissances des grandes compagnies maritimes ou négocier avec les commerçants et les industriels des contrats publicitaires. 

    Sa ténacité légendaire eut son meilleur emploi pendant la Seconde Guerre mondiale. Il refusa de renoncer à publier et offrit le refuge des Cahiers à tous les écrivains résistants ou simplement réfugiés en zone libre. Ainsi,  André Breton, André Masson, Lanza del Vasto, Benjamin Péret, Benjamin Fondane, Ilarie Voronca, Pierre Emmanuel. Il offrit même à certains le gîte dans la réserve où s’entassaient les revues et le couvert grâce aux fruits et légumes du Cours Julien et aux talents de cuisinière de Marcou. Cet engagement n’eut rien de politique, bien qu’’il soit intervenu pour sauver Fondane de la déportation (mais celui-ci choisit de partir avec sa sœur…). On a reproché à Ballard de ne pas s’être déclaré plus nettement ; or, il s’agissait d’affirmer, comme le disait Tortel, « la Résistance de la poésie plutôt que la poésie de la Résistance. ». Il fit donc des Cahiers un des hauts lieux de cette résistance intellectuelle et artistique qui fut l’honneur de Marseille, comme le furent aussi la Villa Air bel sous l’égide de Varian Frye, la coopérative des Croque fruits animée par Sylvain Itlkine ou la Villa Provençale de la Comtesse Pastré, à Montredon. 

     

    Je voudrais dire un mot de cette grande dame, cela fera une femme de plus. Elle n’avait pas non plus un esprit politique mais comme Ballard, du pragmatisme, beaucoup d’argent et surtout un amour passionné pour les artistes. Ballard lui inspira, dit-on, le nom de l’œuvre qu’elle créa pour venir en aide aux musiciens, artistes ou écrivains qui en avaient besoin : Pour que l’esprit vive. Elle en hébergea quelques-uns à Montredon où c’était table ouverte pour beaucoup d’autres : la pianiste Youra Guller, l’écrivain Luc Dietrich, l’artiste André Masson, et elle sauva littéralement la vie de la sublime Clara Haskil et du peintre tchèque et résistant Rudolf Kundera. Elle avait une grande admiration pour Ballard et de la reconnaissance aussi  puisqu’il fut parmi ceux qui jamais ne l’appelèrent avec mépris La Pastré. Il faut lire un passage de Mon royaume pour un cheval, un roman de Michel Mohrt, adepte de L’Action Française, pour mesurer la haine condescendante que la Comtesse a pu inspirer. Michel Mohrt y décrit de façon satirique une soirée réunissant les poètes réfugiés, en présence de Lily Pastré.  

    Je vous propose une brève évocation de ses relations avec Ballard. Il a écrit pour les Cahiers un texte intitulé Les Heures de Montredon, Lily l’en remercia dans une lettre écrite, comme c’était son habitude, à l’encre mauve. 

    « La poste m’a apporté hier soir à la fois votre lettre et les Cahiers du Sud. Et je ne saurais vous dire combien j’ai été touchée en lisant ce que vous avez mis de poésie à travers ces Heures de Montredon. Je pense que vous avez beaucoup exagéré mon rôle qui est bien modeste. Mais je suis bien contente que vous ayez senti le charme de ce beau Montredon que j’aime mais que j’ai trouvé tout créé. Et je suis heureuse s’il a pu être pour certains un relais des peines au milieu d’une époque sombre. » 

    Dans ce même texte, Ballard exprime l’estime qu’il éprouve pour « Madame Pastré », pour « sa ferveur, sa grande culture et son jugement sûr ». Il l’associe à « l’art par quoi tout s’éclaire et prend son sens » et ajoute : « Son âme ardente trouve sa seule raison d’être dans le bonheur d’autrui. »

    En juillet 1942, Lily se met en tête d’offrir au public marseillais une représentation du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, musicien maudit par le Reich, d’après la pièce de Shakespeare, un anglais, avec pour chef d’orchestre Manuel Rosenthal, un juif, pour diriger l’exécution d’une partition de Jacques Ibert, compositeur interdit par le gouvernement de Vichy. Au lendemain de ce qui fut une véritable « féerie » au dire des spectateurs et aussi un grand coup d’audace, elle reçoit une lettre de Ballard qui dit avoir ressenti dans le parc de Montredon au milieu des grands pins « le frisson du beau ».

     

    Pour conclure, voici un extrait d’un texte très touchant de Jean Ballard intitulé Fronton pour un jeune poète

    « Justement, j’entends un pas dans l’escalier. Je le reconnais entre mille. C’est celui du jeune inconnu. Il monte, tant d’autres avant lui ont grimpé ces marches, il se demande de quel cœur ils les ont descendues. Et soudain, je me sens ému à la pensée d’autres arrivées, d’autres visages surgis d’un passé proche ou lointain. En une seconde, je revois ses aînés qui vinrent ici et qui ne sont plus : la première entrée d’André Gaillard et le moment qui suivit, d’attente lumineuse. Plus tard, celle de Bertin, énigmatique et silencieux. J’entends encore le chahut, le clairon goguenard de Robert Desnos qui s’annonçait en  gueulant dès le premier étage et l’inoubliable voix d’Eluard tantôt grave tantôt gavroche dont les silences semblaient retenir le temps, Eluard qu’on croyait à chaque passage voir pour la première fois…»

     

    PS : tout ce que l’on sait ou presque tout, des Cahiers du Sud, on le doit à Alain Paire. On trouve ses articles et ses vidéos sur le Net et son ouvrage Chroniques des Cahiers du Sud à la bibliothèque de l’Alcazar, étage des Fonds patrimoniaux ! 

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