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  • Suarès et Marseille par MP JONCHERAY

    Suarès et Marseille

     

    Marseille c’est la ville où il est né en 1868, où il a grandi, où il s’est formé et a commencé à écrire.

    C’est la ville qui fonde son esthétique et son psychisme, c’est une ville qu’il vénère parce qu’elle est une ancienne cité grecque et la Grèce antique est son lieu idéal,

     

    C’est une ville de mer et de lumière, c’est aussi la ville où il s’est terriblement ennuyé jeune et où il a éprouvé ses premières souffrances affectives et ses premiers échecs littéraires.

    Ses parents, père italien, mère provençale juifs, sont morts quand il était jeune, il était ruiné et ses premières œuvres n’ont pas été reconnues par la critique. Traumatisme fondateur.

    Il entretient avec Marseille une relation contradictoire, une relation d’amour et de haine. Dans Marsiho, le livre avec lequel il revient à Marseille à la fin de sa vie, il dit :

     

    « … Sous le ciel d’azur, rire éclatant, il y a dix coins marqués pour le meurtre. Ce sont des places régulières, des trapèzes biscornus qui s’espacent au soleil entre deux ou trois pâtés de grosses maisons. Terrains vagues, lieux de démolitions, ils semblent piqués de décombres, jalonnés pour le crime et lotis au guet-apens. Les pavots du sang doivent pousser sur ces champs arides : ils attendent la saison.

    Que le ciel est heureux qui les illumine, qu’il laisse tomber de haut le miel de la lumière sur ces dartres galeuses de la peau d’une ville ! Rien ne ressemble moins au coupe-gorges des ruelles sinistres, dans les vieilles cités à l’ombre des cathédrales. Ici, tout se fait en plein soleil. Quelle merveille dans une ville où comme partout, le style moderne commande l’hypocrisie et la lâcheté.

    Au beau milieu de la cité, dans le centre de la ruche, là où grouille la foule, les carrefours prédestinés haussent une large épaule, étirent leurs membres de plâtre gris, et dressent leurs bosses de terre battue. Tantôt plus couverte de gens qu’une charogne de vermine et tantôt déserte comme un cimetière à minuit, la place est un champ clos.

    J’en sais une, les lignes courbes, la rue qui fuit, les ruelles qui s’amorcent en serpents et en scorpions, des murs aveugles d’une part, des murailles trouées en écumoire, de l’autre, tout y appelle le meurtre… » Marsiho, 1933

     

     

    Il vit à Marseille jusqu’à 30 ans. Vie d’ermite au Roucas-Blanc. Image de poète maudit.

    Mais en 1895, son frère, officier de marine le décide à quitter Marseille pour tenter sa chance à Paris. 

    Il est écartelé entre le désir d'accomplir son moi et le souci d'intervenir dans les affaires du monde et de gagner de l’argent et d’être reconnu comme auteur. 

    Il est, à partir de 1912, l’un des quatre animateurs principaux de La Nouvelle Revue française, avec André Gide, Paul Valéry et Paul Claudel.

    Il sera reconnu par les grands écrivains de son époque. 

    Il obtient en 1935 pour l’ensemble de son œuvre Le grand prix de la littérature française.

     

    C’est une œuvre généreuse, révoltée, intransigeante, furieuse.

    Poète, dramaturge, essayiste, critique littéraire, pamphlétaire, musicologue, correspondant assidu. 

    Publié plus de 100 livres et laisse 20 000 pages encore inédites. 

    Il a écrit de tout sauf des romans.

    Mort à Maint-Maur des fossés en 1948

    Inhumé en 1950 aux Baux de Provence. Retour pour l’éternité au pays natal.

     

    En fait toute sa vie et toute son œuvre sont une quête perpétuelle d’un ailleurs idéal.

    Et ce qui constitue son œuvre, c’est le tiraillement, le contraste, la contradiction, il oscille sans cesse entre l’extase et le désarroi.

    Entre ici et ailleurs, entre Paris et Marseille, entre Marseille et la Provence, entre son présent où il souffre de n’être pas lu et son avenir où il imagine qu’il le sera.

     

    « On me lira en l'an 2000, on m'aimera, on se pressera autour de moi, qui ne serai plus là ; où plutôt si, je me trompe totalement : j'y serai et ma vie présente, mon horrible vie aura été la rançon de cette autre vie-là, étant ma folie que de n'avoir jamais vécu que dans la vie future. »

     

    Cette quête d’un ailleurs idéal s’incarne dans les voyages

     

    C’est que Marseille déjà est une ville qui ouvre sur l’ailleurs, ce qu’il dit dans Marsiho :

     

    « Celui qui naît et grandit à Marseille n’a pas besoin de partir : il est déjà parti. Plus fort que le désir du voyage, le désir de la mer, la nostalgie d’ailleurs. Où ? Ailleurs. A quelle fin ? Ailleurs. Pourquoi ? Ailleurs est le nom du pays inconnu, le plus beau des pays. Ailleurs, le pays où l’on n’est pas et où l’on pourrait être ; celui où nul n’a été jusqu’à ce qu’on y soit […] A Marseille, comme dans tous les grands ports, l’indigène aime la mer […] Mais les amants d’Ailleurs ont pour la mer une toute autre passion. Jour et nuit, les mâts tissent le filet de la séduction, et le cœur du jeune homme fait nœud à chaque maille.» 



    Il fera de nombreux voyages.

    Suarès explique que ce n’est pas un dépaysement qu’il cherche mais une identité :

    « Je ne vais pas chercher les lointains rivages pour leur éloignement ; je pars pour me trouver moi-même. »

     

    Il y a le voyage absolument rêvé de la Grèce antique, il n’ira jamais en Grèce. 

    Mais il y a d’autres voyages, en Bretagne d’abord, en Italie ensuite, qui donneront lieu à des récits.

    Les voyages en Italie, plusieurs voyages à cinq reprises, entre 1895 et 1928, matérialisés par le récit Le voyage du condottière, où il se trouve une identité mêlée, il s’incarne à travers plusieurs instances : le narrateur, le héros qui se dédouble encore sous le nom de Caërdal (quêteur de beauté en celte). Dans ce récit, il voyage à travers les œuvres, s’empare des siècles et trouve la plénitude de cette façon. 

     

    Il s’identifie à ce qu’il voit, tout spectacle visuel est une expérience intérieure. 

     

    Les voyages en Bretagne (le premier voyage en 1886 ou 1887) lui permet de se trouver des origines, des origines fantasmées, des origines celtes. Lui qui est profondément méditerranéen mais qui nie longtemps ses origines juives, dès qu’il est en Bretagne affirme :

     

    « Dès lors, j'ai été breton. »

     

    Suarès ne se contente pas du sentiment d'attachement à la Bretagne, il cherche une ascendance bretonne. Sa mère serait :

     

    « la fille d'une humble paysanne du Finistère et d'un marin breton ». 

     

    Plus, dans la lettre du 29 avril 1918, adressée à Yves Le Febvre, il écrit : 

     

    « Je vous dirai peut-être un jour ce qui fit mon orgueil et mon tourment. J'ai retrouvé mes origines bretonnes : elles m'ont été livrées par l'institutrice de ma mère. Mais il y a là une histoire douloureuse, un mystère de famille cruel et plein de deuil. Ma mère était fille naturelle. Souffrez pour l'instant que je n'en dise plus. Laissez donc ma naissance dans l'obscurité où elle a été tenue. C'est un voile qu'il ne faut pas tirer encore ; il cache peut-être bien des larmes et du sang. Faites seulement entendre, si vous le voulez bien, que je viens d'une part du pays de Cornouailles et qu'il y a derrière moi une longue suite de pauvres, pêcheurs et paysans, têtes folles autant que j'ai pu savoir, êtres plus simples que je suis et cœurs libres. » 

     

    Le voyage et l’écriture sont une manière d’édifier une mythologie personnelle.

     

    Une vie par procuration



    Il a aussi vécu les voyages de son frère marin, par un échange de lettres.

    Lorsque son frère vogue au loin quelque part sur l’océan Pacifique. Ils s’écrivent presque chaque jour. Ensuite, il adapte les lettres de Jean, et compose des chroniques maritimes qu’il signe du pseudonyme du Lieutenant X et qui paraissent dans la Revue de Paris.

     

    Dans son imaginaire, Suarès se dédouble et transpose le rôle qu’il aurait pu tenir à la place de son frère bien-aimé. Dans un poème en prose, daté de 1905, il écrit : 

     

    « Seul. Absolument seul. Tous ils dorment. Je veille. Je suis responsable du navire et de la marche. Je sors de la bourrasque ; j’échappe à la goule du cataclysme quand le ciel et la terre se mordent jusqu’aux dents, et qu’en leur rage le fou haineux, le vent, les excite ».



    Lorsque Jean meurt accidentellement en 1902 dans l’arsenal de Toulon ; André, comme amputé d’une partie de lui-même, est inconsolable. Neuf ans plus tard, au cours d’un séjour à Toulon, il évoque l’ombre du cher disparu : 

     

    «  Un soir d’été, quand le soleil descend le plus lentement, j’ai suivi des yeux un voyageur qui partait : un bateau de guerre emportait, vers l’autre bout de la terre, ce que j’aimais le plus au monde. Bien des heures, j’ai été là, solitaire. Comme aujourd’hui, la mer, qui est toute vie et la matrice inépuisable des formes, était belle, mais alors elle n’était pas déserte […] Et dans le souvenir, ce qui fut un temps de douleur semble avoir été un temps de joie parfait. »

     

    La mer est au cœur de son esthétique, comme au cœur de sa vie 

     

     « La mer violente est mon climat, où il faut toujours agir, et faire route, à moins de faire naufrage […] La mer dangereuse dans les orages de la brume et du soleil est la mer qui me convient » Idées et Visions. 1913, dans Croquis de Provence

     

    Le désir d’ailleurs associé à la présence de la mer s’est évidemment fondé à Marseille :

     

    « En Provence, je suis en rade. Il n’est point de port qui donne le départ à l’égal de Marseille. Il pénètre au cœur de la cité ; il vient chercher l’homme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle de départ, tout s’y précipite […] La mer à Marseille ne connaît pas le flux ni le reflux, ou si peu que rien […] Le fond grec et provençal de ce peuple repousse le chaos ; une gaîté puissante est le second mistral qui souffle du Rhône sur les collines sœurs de l’Ionie […] Marseille est universelle. C’est le port comme jadis Alexandrie dut l’être. » Marsiho

     

    Et lorsqu’il vit à Paris, dans le silence, le mépris ou la méconnaissance de la critique, il s’échappe vers la terre de Provence où il se rend chaque année, mais en évitant soigneusement Marseille. Suarès fait des Baux-de-Provence son point de ralliement, son refuge.

     « C’est le pays où je suis né. Je n’avais plus quitté Paris depuis neuf ans ; je n’en pouvais plus ; j’avais la nostalgie des pins et des oliviers […] Tout parle ici de ligne et d’éternité » Lettre à Bourdelle, 17 août 1922, De l’amitié, Arted, 1977

    Plus tard, Suarès ajoute :

    « Je ne sais pas de lieu plus admirable que Les Baux. Ce paysage nous sépare de tout ce qui nous offense […] Il nous rend à la plus haute part de nous-mêmes, la seule réelle ; il nous en fait une vocation […] Aux Baux, la grandeur a du charme et le charme est plein de grandeur  » Lettre à Bourdelle, 21 juillet 1926, De l’amitié

     

    Les Baux, ce grand roc désolé, qui lui apportera contrairement à la solitude parisienne, un isolement salutaire est le miroir de l’âme de Suarès :

     

    Il trouve en Provence son pays rêvé et utopique de la Grèce antique, avec sa majesté et son sentiment d’éternité.

     

    Dans Provence, il complète ses impressions : 

    Aux Baux, (le vent) « est parfois si présent et si vif, que, fermant un peu les yeux, je crois être au sommet d’un cap, à la pointe d’une île […] Ah, laissez-moi croire qu’en Provence, je suis déjà entre Sounion et l’Olympe. Je ne garde que trop de regret de fermer les yeux sans les avoir ouverts un jour sur l’Acropole. »

     

    Et pour finir, ce passage de réconciliation avec Marseille, avec la vie, avec lui-même.

    « A l’étable de la Joliette et d’Arenc, là, je le sais, la mer clapote à quai contre la quille des navires ; là, les vaisseaux mouillés, demain, lèveront l’ancre ; là est le voyage, l’aventure, le soleil, les routes de la Grèce et de l’Asie ; là, les balancelles catalanes, et coulant sur les dalles du Vieux-Port, les flots d’oranges […] C’est la mer, ce que j’aime le plus, le ciel liquide où l’on embarque, où l’on navigue : la planche est retirée, on est à bord comme l’on ressuscite, et déjà dans une autre vie […] C’est la mer où j’ai vécu ma plus belle part, la mer qui m’est commune comme si j’en étais sorti »

    André Suarès, Bouclier du Zodiaque, Le Cherche-Midi, 1994.

     

  • Antonin Artaud par Marc ROSS

    Caravane poétique du Scriptorium – Printemps 2022 – Marc Ross
    ARTAUD… ACTE 1 – COURS D’ESTIENNE D’ORVES, 14 HEURES 25

    « Quand j’écris un poème, je grince des dents » disait-il !

    Né à Marseille un 4 septembre 1896, d’un père armateur prénommé Antoine-Roi et
    d’une mère d’origine grecque Euphrasie Nalpas. Une famille de 8 enfants dont 3
    seulement ont survécu. Antonin Artaud vécut dans le quartier des chartreux jusqu’à
    l’âge de vingt ans. Notamment au 15 rue du jardin des plantes, aujourd’hui : Rue des
    frères Carasso.
    ”Je savais que j’avais toujours souffert de l’être et d’être parce que je n’ai jamais
    voulu être un résigné comme les autres…. Je me souviens à l’âge de 6 ans dans une
    maison du Boulevard de la Blancarde à Marseille (n° 59 exactement) m’être demandé
    à l’heure du goûter, pain chocolat qu’une certaine femme dénommée Mère me
    donnait, m’être demandé ce que c’était, que d´être et vivre.” (Artaud, Lettres de
    Rodez)
    Réchappant à 5 ans à une menace de méningite, il a bégayé entre 6 et 8 ans. Dès l’âge
    de 4 ans et demi et jusqu’à ses 18 ans, il fréquente le pensionnat du Sacré cœur situé
    au 22 rue des Frères Barthélémy. Il descend chaque jour, le boulevard de la madeleine
    (aujourd’hui Boulevard de la libération) pour rejoindre l’établissement scolaire situé
    derrière l’église des réformés.
    En 1905, il est traumatisé par la mort, à sept mois, de sa petite sœur. Inspiré dès l’âge
    de 14 ans, par Baudelaire, Rimbaud et Edgar Poe, il fonde, avec des camarades du
    Collège, une petite revue où il publie ses premiers poèmes sous la signature de Louis
    des Attides. Il n’a jamais joué au théâtre à Marseille, mais il a publié dans deux revues
    de poésie. Notamment dans la « La criée », une revue tenue par un pharmacien qui
    s’appelait Léon Franc et qui lui fournissait, sans doute, du Laudanum. La seconde
    s’appelait ‘La rose des vents.’
    Et c’est justement en 1913, à 17 ans qu’il entreprend de revisiter le bateau ivre de son
    mentor. « Un navire mystique » Un voyage étrange et religieusement agité, empreint
    déjà de son théâtre de la cruauté. En 1915, un an après la fin de ses études, il effectue
    un premier séjour de santé à La Rouguière. S’en suivront plusieurs séjours en d’autres
    lieux. (Rodez… Ivry)
    Dans les cahiers de Rodez, il raconte, qu’un jour de 1915, il a été frappé d’un coup de
    couteau dans le dos par deux souteneurs, Cours de Villiers, juste devant l’église des
    réformés : « Je n’ai pas eu le temps de me retourner que je sentis une lame me
    déchirer l’arrière du cœur dans le dos, dans le haut de l’omoplate, à 2 centimètres de
    la colonne vertébrale. »
    Il pouvait lui arriver de dire qu’il détestait Marseille, sa ville natale. Lorsqu’il
    parle du grand St Antoine, on peut lire :
    « La peste n’est pas arrivée par le bateau. La peste a toujours été à Marseille. »
    À l’automne 1921, il entre dans la troupe de Charles Dullin et rencontre Génica
    Athanassiou, une jeune comédienne roumaine qui deviendra le grand amour de sa vie.
    En 1917, il envoie quatre poèmes à André Suarès.

    Et puis, il y a bien sûr, la revue de Jean Ballard et qui grâce à André Gaillard, va
    accueillir des auteurs surréalistes. Il publie : Michaux, Crevel, Benjamin Perret.
    S’en suit, une amitié très forte entre Artaud et Gaillard. En février 1927, « Les cahiers
    du Sud » N°87 publient : « Manifeste pour un théâtre avorté ». En mars de la même
    année, Artaud lui confie un texte qui lui est dédié et qui suit « Le pèse-nerfs » :
    « Fragments d’un journal d’enfer » (Les cahiers du Sud – Marseille – Collection
    critique N°5).
    Dédicace d’Artaud à André Gaillard (1 ère page de L’ombilic des limbes)
    « À mon cher André Gaillard, un des rares qui aient mis leur doigt d’homme sur ma
    peine de mort. » A.A
    Un poème d’Antonin Artaud, c’est avant tout un choc, un coup porté aux points du
    corps qui sont les plus proches à subir une révolution mentale. En cela, il s’agit à la
    manière du tam-tam ou de l’incantation magique. Ce qui frappe dans ses poèmes, c’est
    la réinvention totale de la forme, la trouvaille verbale, une sorte de miracle phonétique
    sans cesse renouvelé. Ici, la phrase non seulement grince inhumainement, se brise, se
    déconstruit, mais elle s’agence sur un plan supérieur dont le moins qu’on puisse dire
    est qu’il permet des résonances que, jusqu’ici, la poésie n’avait jamais connues.
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    TEXTE D’ANTONIN ARTAUD LU SUR LE COURS D’ESTIENNE D’ORVES :
    (Extrait de : 50 dessins pour assassiner la magie) Texte publié seulement en 2004
    Quand j’écris,
    J’écris en général
    Une note d’un
    Trait
    Mais cela ne
    Me suffit pas,
    Et je cherche à prolonger
    L’action de ce que
    J’ai écrit dans
    L’atmosphère, alors
    Je me lève
    Je cherche
    Des consonances,
    Des adéquations
    De sons,
    Des balancements du corps
    Et des membres
    Qui fassent acte,
    Qui appellent
    Les espaces ambiants
    A me soulever
    Et à parler
    Puis je me rapproche
    De la page
    Ecrite

    Et
    ...
    Mais j’oubliais de
    Dire que ces
    Consonances
    Ont un sens,
    Je souffle, je chante,
    Je module
    Mais pas au hasard
    Non
    J’ai toujours
    Comme un objet prodigieux
    Ou un monde
    A créer et à appeler.
    Or je connais
    La valeur plastique
    Objective du souffle,
    Le souffle c’est quelque
    Chose dans l’air
    Ce n’est pas de l’air
    Remué
    Seulement,
    C’est une concrétisation
    Massive dans
    L’air
    Et qui doit
    Être sentie
    Dans le corps
    Comme une agglomération
    En somme atomique
    D’éléments
    Et de membres
    Qui à ce moment-là
    Font tableau.
    Une matière
    Très au-delà
    De celle du sucre
    D’orge
    Naît à ce moment

    Instantanément
    Dans le corps,
    Matière électri-
    Que

    Qui pourrait
    Expliquer Si elle était
    Elle-même
    Explicable
    La nature
    De certains gaz
    Atomiques
    De certains
    Atomes répulsifs
    Je dis atomes
    Comme je dirai
    Pan de mur,
    Paroi volcanique,
    Artère en fusion d’un
    Volcan,
    Muraille de lave
    En marche vers un
    Renversement de
    L’immédiat devenir,
    Mes dessins donc reproduisent
    Ces formes
    Ainsi apparues,
    Ces mondes de
    Prodiges,
    Ces objets
    Où la voie
    Est faite
    Et ce qu’on
    Appelait la grande œuvre
    Alchimique désormais
    Pulvérisé car nous ne
    Sommes plus dans
    La chimie
    Mais dans la
    Nature
    Et je crois bien
    Que la Nature
    Va parler…

    *

    (Extrait du poème présenté dans ce schéma dans son cahier
    et qui accompagnait ses derniers dessins, certains malmenés)

  • LOUIS BRAUQUIER par Junie Lavy

    Et s’il n’y avait plus... que les ports et les cargos, les bars et les paquebots, les phares et les épaves : une vie à 15 nœuds, houleuse et indolente, maritime et hauturière. Cap au 180. Plein Sud ! Au commandement : Louis BRAUQUIER, né en 1900 à Marseille, mort en 1976. Poète. Agent des Messageries Maritimes. Peintre. Plus connu du registre des affaires maritimes que des manuels littéraires. Une œuvre pourtant. Une œuvre que l’on peut lire à fonds de cale ou à bord des premières. A bord ou à quai. Qui naît dans le Vieux-Port et file vers des iles lointaines, au-delà de Suez...

    La vie est une aventure
    Qui part pour l’éternité.
    Je compte les encablures
    Qui traînent ma destinée.

    Nous avons l’inquiétude
    Du visage de la mer.
    Une angoisse d’or dénude
    Notre cœur.

    L’horizon clair
    S’emplit de beaux équipages
    Qui viennent pour débarquer
    Et jettent sur le rivage
    La merveille des dangers.

    Villes Sud-Américaines,
    Ports nègres du Sénégal,
    Gao qui dort dans la plaine
    Du fleuve équatorial,

    Tandis que nous fumons la pipe
    Sur le Vieux-Port chaud et doux,
    De nostalgiques visites
    Nous entretiennent de vous.

    La vie est une aventure, Et l’au-delà de Suez, 1923

     

    Enfant, Louis Brauquier connaissait déjà l’ambiance du port : « Dès que j’ai su marcher, on m’emmenait à chaque arrivée et à chaque départ de mon oncle à la Joliette. Les navires étaient des paquebots d’assez faible tonnage, construits pour la course, ils transportaient le courrier, ils étaient amarrés perpendiculairement au quai, le long des mahonnes qui oscillaient lourdement sous les pas. (...) Jamais je n’ai oublié l’odeur des coursives, où se mélangeait celle de la peinture fraîche, celle, poivrée, qui venait des cales et celle, opaque, de l’opium que fumaient dans leurs postes, au-dessus de la ligne de flottaison, les boys chinois. »

    A 18 ans, Louis Brauquier se fait embaucher sur le port, comme commis en douane. Parallèlement, il entame des études de droit, écrit des poèmes en provençal. En 1919, avec celui qui sera l'ami d'une vie, le futur écrivain de la Méditerranée Gabriel Audisio, il rejoint le comité de rédaction de la revue Fortunio, qui ne s'appelle pas encore les Cahiers du Sud. Il y rencontre, entre autres, Jean Ballard et Marcel Pagnol. En 1923, il passe sa licence de droit et le concours du commissariat de la Marine marchande pour entrer aux Messageries maritimes.

     

    Et c’est en 1925 que Louis Brauquier embarque ! D’abord sur la Méditerranée, en tant qu’élève-commissaire aux Messageries Maritimes, puis de 1926 à 1960, il parcourt le monde au grès de ses affectations au sein des agences extérieures des Messageries Maritimes.

     

    La rade de Toulon, le port de Villefranche,
    les Lérins aux yeux purs,
    Et Nice sur la côte aphrodisienne penchent
    Des corbeilles d'azur.
    L'escale de Ceylan les nuits de Singapour,
    Les cuirassés d'Hakodaté,
    Dans un halo mouvant de lumière, m'entourent
    Et veulent m'emporter.
    Eh bien ! c'est dit, je pars ; les grands embarcadères
    Grinceront sous mes pas.
    Je donne rendez-vous au prochain hémisphère,
    Au café de l'endroit.
    Nous verrouillerons sur un rafiot de fortune
    Pendant des mois sans fin,
    Nous irons voir comment se comporte la lune
    Sur l'Empire abyssin.
    Et nous découvrirons peut-être l'Atlantide
    sans le vouloir,
    Quelque part, par X degrés de latitude
    D'un pays noir.
    Vous resterez ici dans vos maisons, à l'ancre,
    Vous penserez à nous,
    Dans les soirs d'or où le couchant est comme un chancre
    Sur le ciel mou.
    Et nous nous saoulerons d'angoissants paysages,
    Et des villes ensoleillées
    s'approcheront en nous voyant sur les rivages.
    Nous hanterons les quais
    Lourds de clameurs, d'amour, de chaleurs odorantes
    Et de noms étrangers ;
    Notre équipe sera partout la plus violente,
    On entendra hurler
    Nos voix dans les bordels, les grands soirs de bagarre
    sur la côte d'Asie,
    A Péra, Colombo, Hong Kong ; les plus bizarres
    De nos amis
    N'auront fait que vingt fois le tour de la planète ;
    Ceux qui riront de nous,
    Se feront assommer à coups de casse-tête.
    Nous entrerons partout
    Par la force des poings. Puis quand notre équipage
    Rassasié de bourlinguer
    Sous de lointains soleils, à travers les naufrages
    Parlera de s'en retourner,
    Un beau jour nous vous reviendrons : lorsque la hune
    Criera : " Marseille sur bâbord "
    Vous verrez s'amarrer vainqueur de la Fortune
    Notre galion d'or.

     

    L’appel des ports, Et l’au-delà de Suez, 1923 



    • En 1926, Louis Brauquier débarque à Sydney, en Australie. 

     

    D’étranges matins blancs se lèvent sur Sydney 

    Dérivant lentement de la mer antarctique

    De grands brouillards confus enveloppent la ville

    Où flottent d’anciens parcs et des banques de pierre,

    Des fantômes de rues et des ombres opaques

    D’hommes, vite abolis, et que nul ne rappelle

    De ces limbes qu’un jour aucun soleil peut-être

    Ne viendra disputer aux glaces du néant.

     

    Brouillard à Wooloomooloo (Sydney), Feux d’épaves, 1970



    • 1930 : Louis Brauquier est à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.

     

    Sur la plage de l’Anse-Vata, déserte en ce matin d’hiver,

    un petit oiseau de mer se promène : 

    important le jabot gonflé,

    les ailes croisées derrière le dos et la patte raide.

    Il marchotte, inspecte, picore à droite,

    fait deux pas à gauche, tourne le bec vers chaque bruit.

     

    C’est le chevalier-guignette,

    bonne noblesse de robe,

    un peu vaniteux,

    cousin de l’orageux pétrel.

     

    Nouméa, I, Feux d’épaves, 1970

    • 1934 : Alexandrie, Égypte

     

    L’agence des Messageries Maritimes s’élevait sur l’emplacement d’un temple gréco-égyptien dédié à Ptolémée Philopator et à sa femme Arsinoé.

     

    Inoubliables dédicataires qui n’ont pas oublié, et reviennent errer, à la nuit, dans les salles,

    Et les couloirs déserts,

    Terrifiant le planton de garde, livide sous son tarbouche,

    A travers l’Exportation et le Contentieux ;

    Arsinoé tenant dans les téléphones de discours hiéroglyphiques et pleins d’oiseaux,

    Tandis que Philopator essaye de durer jusqu’au matin,

    Fatal aux ombres

    Pour prendre au comptoir des Passages

    Un billet autour du monde post-ptoléméen.

     

    Alexandrie, Égypte, III, Feux d’épaves, 1970



    • 1941 : Shanghaï, Chine

     

    ...Pendant la manœuvre, le jour s’est levé.

    Le long du wharf, à la place où était le navire, on voit maintenant passer de légers sampans.

    Le père et la mer, debout, rament ou godillent.

    Les enfants dorment, emboîtés sous les couvertures. On distingue les têtes aux cheveux noirs, raides, qui dépassent et les petits visages ronds, sans défense, dans l’abandon du sommeil.

    Shangaï sort de la nuit sous une brume douce. La lune est encore haute et des nuages roses flottent au ciel parfait.

     

    Shanghaï, Aubes sur la rivière, Feux d’épaves, 1970



    • 1948 : Diégo-Suarez, Madagascar

     

    Sur la terrasse indienne, au-dessus de la mer,

    le jour naît avant l’aube

    quand,

    enténébré de sommeil et de la couleur du musicien,

    sonne, dans le camp proche,

    le réveil au clairon de l’Infanterie Coloniale Mixte.

     

    Et déjà la mousson secoue les gousses des bois-noirs.

    Les grandes brises de Sud-Est dans la hauteur du ciel,

    au ras de l’Océan qu’elles émeuvent,

    éventent l’île obscure,

    Échevelée de sisal,

    foulée de zébus en hordes,

    bloc de graphite et d’or,

    allongée, immobile au large du Mozambique.

     

    Diégo-Suarez, I, La terrasse indienne, Feux d’épaves, 1970



    • 1951 : Saïgon, Viet-Nam

     

    I, Saison des pluies

     

    Soir de Dimanche.

    Il pleut. La pelouse est dans l’eau.

     

    Là-bas, à quai, sous les tauds luisants, ou les cales fermées, leurs ponts déserts, l’André-Lebon, le Sagittaire, le Ville-d’Amiens, le Fir-Hill, le Sontay,

    les marchandises bâchées sur les appontements, 

    les coolies réfugiés dans les camions aux toits convexes pareils à d’énormes coléoptères bruns,

    attendent que ça cesse ou que ça s’interrompe.

    Et plus loin, 

    sur les bouées,

    invisibles au milieu de la Rivière,

    l’Espérance et le Beech-Hill, noyés de pluie et comme abandonnés,

    Contemplent ce paysage de marécage et de désespoir, où se lèveraient, sans surprendre les grands lémuriens.

     

    (...)

     

    II

     

    Sur la rivière de Shangaï, somme sur celle de Saïgon

    longtemps

    nous avons rêvé la mer inaccessible.

     

    Saïgon, Feux d’épaves, 1970



    • 1952 : Ceylan, Sri-Lanka 

     

    Purifiés par la mousson fraîche au sortir du détroit, portés par une mer grise, nous verrons cette nuit, le feu de la pointe de Galle, Tarshish des Phéniciens.

     

    La forêt des Upanishads, les temples des Avatars, les Dieux aux polymorphies monstrueuses

    Nous accueillerons avec la police de l’Immigration et le Comptroller of Customs.

     

    Je regarderai le soleil tournant sur les palmes,

    Avant de me baigner dans cette frange d’écume dont les vents saisonniers fleurissent l’Océan Indien.

     

    Ceylan, I, Feux d’épaves, 1970

    A la fin de l’année 1960, Louis Brauquier, prend sa retraite et s’installe à Marseille. Il partage son temps entre la ville et sa maison de campagne « la Poussardière », à Saint-Mitre-les-Remparts. Il meurt à Paris en 1976. Sa dépouille est enterrée auprès de sa femme Georgette, à Saint-Mitre-les-Remparts.

     

    Certains voudraient que je cultive cette terre

    Où poussent en désordre et l’olive et l’amande,

    Les figuiers pareils à des animaux anciens,

    Pleins de mémoire, dont les têtes touchent le ciel ;

    Que je sème des plantes utiles, vivrières,

    Des tomates, de l’ail, des oignons rouges, blancs,

    Pour les soupes de paysan que je me fais,

    Parfois, quand l’hiver s’épaissit au crépuscule ;

     

    Que je me baisse vers elle.

                                Mais je suis vieux,

    Et j’aime l’abandon sur quoi veille, indulgente,

    La déesse qui n’oublie pas les temps fertiles.

     

    Saint-Mitre-les-Remparts, Hivernage, 1978



    Louis Brauquier fut aussi un grand amateur de peinture. Il commence à peindre, en 1953, en autodidacte, et ses tableaux lui inspirèrent plusieurs poèmes réunis sous le titre « Peintures », parus dans le recueil Feu d’épaves, chez Gallimard, en 1970 : 

     

    Peindre

     

    Activité inutile, désuète, foncièrement inexacte 

    et difficile par-dessus le marché.

     

    Écartée toute idée de lucre : on peint pour inventer.

    Ou peut-être parce que la toile le veut.

    À mesure, d’ailleurs, croissent ses exigences.

     

    Pour elle,

    tels les dieux maladroits des genèses,

    l’homme crée, à son tour, la lumière et le ciel,

    les arbres et les eaux, les nuages, les ombres,

    les jardins et, parfois,

    un petit être humain, dont il se croit responsable.

     

    Frénétique et patient, il écrase des tubes,

    mélange des couleurs et gratte sa palette.

    Il s’en met sur les mains comme sur la chemise,

    dans les cheveux aussi, et pense qu’à ce prix

    il doit découvrir la réalité du monde.

     

    Il jure, car il va se chercher des problèmes.

    Il souffre, car il ne sait pas s’il va réussir.

    Il ne sait jamais s’il a réussi.

     

    Il ne réussit jamais.

     

    Il est heureux.




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    Bibliographie

     

    Je connais des îles lointaines, Poésies complètes, Louis Brauquier, Éditions de la La Table Ronde, Paris, 1994

    Louis Brauquier, poète au long cours, une exposition des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, Marseille, du 4 novembre 2000 au 11 février 2001

    « Le poète au long cours : "Je connais des îles lointaines, poésies complètes" », Antoine de Gaudemar, Libération du 5 janvier 1995 : https://www.liberation.fr/livres/1995/01/05/le-poete-au-long-cours-je-connais-des-iles-lointaines-poesies-completes_121152