Suarès et Marseille
Marseille c’est la ville où il est né en 1868, où il a grandi, où il s’est formé et a commencé à écrire.
C’est la ville qui fonde son esthétique et son psychisme, c’est une ville qu’il vénère parce qu’elle est une ancienne cité grecque et la Grèce antique est son lieu idéal,
C’est une ville de mer et de lumière, c’est aussi la ville où il s’est terriblement ennuyé jeune et où il a éprouvé ses premières souffrances affectives et ses premiers échecs littéraires.
Ses parents, père italien, mère provençale juifs, sont morts quand il était jeune, il était ruiné et ses premières œuvres n’ont pas été reconnues par la critique. Traumatisme fondateur.
Il entretient avec Marseille une relation contradictoire, une relation d’amour et de haine. Dans Marsiho, le livre avec lequel il revient à Marseille à la fin de sa vie, il dit :
« … Sous le ciel d’azur, rire éclatant, il y a dix coins marqués pour le meurtre. Ce sont des places régulières, des trapèzes biscornus qui s’espacent au soleil entre deux ou trois pâtés de grosses maisons. Terrains vagues, lieux de démolitions, ils semblent piqués de décombres, jalonnés pour le crime et lotis au guet-apens. Les pavots du sang doivent pousser sur ces champs arides : ils attendent la saison.
Que le ciel est heureux qui les illumine, qu’il laisse tomber de haut le miel de la lumière sur ces dartres galeuses de la peau d’une ville ! Rien ne ressemble moins au coupe-gorges des ruelles sinistres, dans les vieilles cités à l’ombre des cathédrales. Ici, tout se fait en plein soleil. Quelle merveille dans une ville où comme partout, le style moderne commande l’hypocrisie et la lâcheté.
Au beau milieu de la cité, dans le centre de la ruche, là où grouille la foule, les carrefours prédestinés haussent une large épaule, étirent leurs membres de plâtre gris, et dressent leurs bosses de terre battue. Tantôt plus couverte de gens qu’une charogne de vermine et tantôt déserte comme un cimetière à minuit, la place est un champ clos.
J’en sais une, les lignes courbes, la rue qui fuit, les ruelles qui s’amorcent en serpents et en scorpions, des murs aveugles d’une part, des murailles trouées en écumoire, de l’autre, tout y appelle le meurtre… » Marsiho, 1933
Il vit à Marseille jusqu’à 30 ans. Vie d’ermite au Roucas-Blanc. Image de poète maudit.
Mais en 1895, son frère, officier de marine le décide à quitter Marseille pour tenter sa chance à Paris.
Il est écartelé entre le désir d'accomplir son moi et le souci d'intervenir dans les affaires du monde et de gagner de l’argent et d’être reconnu comme auteur.
Il est, à partir de 1912, l’un des quatre animateurs principaux de La Nouvelle Revue française, avec André Gide, Paul Valéry et Paul Claudel.
Il sera reconnu par les grands écrivains de son époque.
Il obtient en 1935 pour l’ensemble de son œuvre Le grand prix de la littérature française.
C’est une œuvre généreuse, révoltée, intransigeante, furieuse.
Poète, dramaturge, essayiste, critique littéraire, pamphlétaire, musicologue, correspondant assidu.
Publié plus de 100 livres et laisse 20 000 pages encore inédites.
Il a écrit de tout sauf des romans.
Mort à Maint-Maur des fossés en 1948
Inhumé en 1950 aux Baux de Provence. Retour pour l’éternité au pays natal.
En fait toute sa vie et toute son œuvre sont une quête perpétuelle d’un ailleurs idéal.
Et ce qui constitue son œuvre, c’est le tiraillement, le contraste, la contradiction, il oscille sans cesse entre l’extase et le désarroi.
Entre ici et ailleurs, entre Paris et Marseille, entre Marseille et la Provence, entre son présent où il souffre de n’être pas lu et son avenir où il imagine qu’il le sera.
« On me lira en l'an 2000, on m'aimera, on se pressera autour de moi, qui ne serai plus là ; où plutôt si, je me trompe totalement : j'y serai et ma vie présente, mon horrible vie aura été la rançon de cette autre vie-là, étant ma folie que de n'avoir jamais vécu que dans la vie future. »
Cette quête d’un ailleurs idéal s’incarne dans les voyages
C’est que Marseille déjà est une ville qui ouvre sur l’ailleurs, ce qu’il dit dans Marsiho :
« Celui qui naît et grandit à Marseille n’a pas besoin de partir : il est déjà parti. Plus fort que le désir du voyage, le désir de la mer, la nostalgie d’ailleurs. Où ? Ailleurs. A quelle fin ? Ailleurs. Pourquoi ? Ailleurs est le nom du pays inconnu, le plus beau des pays. Ailleurs, le pays où l’on n’est pas et où l’on pourrait être ; celui où nul n’a été jusqu’à ce qu’on y soit […] A Marseille, comme dans tous les grands ports, l’indigène aime la mer […] Mais les amants d’Ailleurs ont pour la mer une toute autre passion. Jour et nuit, les mâts tissent le filet de la séduction, et le cœur du jeune homme fait nœud à chaque maille.»
Il fera de nombreux voyages.
Suarès explique que ce n’est pas un dépaysement qu’il cherche mais une identité :
« Je ne vais pas chercher les lointains rivages pour leur éloignement ; je pars pour me trouver moi-même. »
Il y a le voyage absolument rêvé de la Grèce antique, il n’ira jamais en Grèce.
Mais il y a d’autres voyages, en Bretagne d’abord, en Italie ensuite, qui donneront lieu à des récits.
Les voyages en Italie, plusieurs voyages à cinq reprises, entre 1895 et 1928, matérialisés par le récit Le voyage du condottière, où il se trouve une identité mêlée, il s’incarne à travers plusieurs instances : le narrateur, le héros qui se dédouble encore sous le nom de Caërdal (quêteur de beauté en celte). Dans ce récit, il voyage à travers les œuvres, s’empare des siècles et trouve la plénitude de cette façon.
Il s’identifie à ce qu’il voit, tout spectacle visuel est une expérience intérieure.
Les voyages en Bretagne (le premier voyage en 1886 ou 1887) lui permet de se trouver des origines, des origines fantasmées, des origines celtes. Lui qui est profondément méditerranéen mais qui nie longtemps ses origines juives, dès qu’il est en Bretagne affirme :
« Dès lors, j'ai été breton. »
Suarès ne se contente pas du sentiment d'attachement à la Bretagne, il cherche une ascendance bretonne. Sa mère serait :
« la fille d'une humble paysanne du Finistère et d'un marin breton ».
Plus, dans la lettre du 29 avril 1918, adressée à Yves Le Febvre, il écrit :
« Je vous dirai peut-être un jour ce qui fit mon orgueil et mon tourment. J'ai retrouvé mes origines bretonnes : elles m'ont été livrées par l'institutrice de ma mère. Mais il y a là une histoire douloureuse, un mystère de famille cruel et plein de deuil. Ma mère était fille naturelle. Souffrez pour l'instant que je n'en dise plus. Laissez donc ma naissance dans l'obscurité où elle a été tenue. C'est un voile qu'il ne faut pas tirer encore ; il cache peut-être bien des larmes et du sang. Faites seulement entendre, si vous le voulez bien, que je viens d'une part du pays de Cornouailles et qu'il y a derrière moi une longue suite de pauvres, pêcheurs et paysans, têtes folles autant que j'ai pu savoir, êtres plus simples que je suis et cœurs libres. »
Le voyage et l’écriture sont une manière d’édifier une mythologie personnelle.
Une vie par procuration
Il a aussi vécu les voyages de son frère marin, par un échange de lettres.
Lorsque son frère vogue au loin quelque part sur l’océan Pacifique. Ils s’écrivent presque chaque jour. Ensuite, il adapte les lettres de Jean, et compose des chroniques maritimes qu’il signe du pseudonyme du Lieutenant X et qui paraissent dans la Revue de Paris.
Dans son imaginaire, Suarès se dédouble et transpose le rôle qu’il aurait pu tenir à la place de son frère bien-aimé. Dans un poème en prose, daté de 1905, il écrit :
« Seul. Absolument seul. Tous ils dorment. Je veille. Je suis responsable du navire et de la marche. Je sors de la bourrasque ; j’échappe à la goule du cataclysme quand le ciel et la terre se mordent jusqu’aux dents, et qu’en leur rage le fou haineux, le vent, les excite ».
Lorsque Jean meurt accidentellement en 1902 dans l’arsenal de Toulon ; André, comme amputé d’une partie de lui-même, est inconsolable. Neuf ans plus tard, au cours d’un séjour à Toulon, il évoque l’ombre du cher disparu :
« Un soir d’été, quand le soleil descend le plus lentement, j’ai suivi des yeux un voyageur qui partait : un bateau de guerre emportait, vers l’autre bout de la terre, ce que j’aimais le plus au monde. Bien des heures, j’ai été là, solitaire. Comme aujourd’hui, la mer, qui est toute vie et la matrice inépuisable des formes, était belle, mais alors elle n’était pas déserte […] Et dans le souvenir, ce qui fut un temps de douleur semble avoir été un temps de joie parfait. »
La mer est au cœur de son esthétique, comme au cœur de sa vie
« La mer violente est mon climat, où il faut toujours agir, et faire route, à moins de faire naufrage […] La mer dangereuse dans les orages de la brume et du soleil est la mer qui me convient » Idées et Visions. 1913, dans Croquis de Provence
Le désir d’ailleurs associé à la présence de la mer s’est évidemment fondé à Marseille :
« En Provence, je suis en rade. Il n’est point de port qui donne le départ à l’égal de Marseille. Il pénètre au cœur de la cité ; il vient chercher l’homme au pied du lit, au saut du train. Tout y parle de départ, tout s’y précipite […] La mer à Marseille ne connaît pas le flux ni le reflux, ou si peu que rien […] Le fond grec et provençal de ce peuple repousse le chaos ; une gaîté puissante est le second mistral qui souffle du Rhône sur les collines sœurs de l’Ionie […] Marseille est universelle. C’est le port comme jadis Alexandrie dut l’être. » Marsiho
Et lorsqu’il vit à Paris, dans le silence, le mépris ou la méconnaissance de la critique, il s’échappe vers la terre de Provence où il se rend chaque année, mais en évitant soigneusement Marseille. Suarès fait des Baux-de-Provence son point de ralliement, son refuge.
« C’est le pays où je suis né. Je n’avais plus quitté Paris depuis neuf ans ; je n’en pouvais plus ; j’avais la nostalgie des pins et des oliviers […] Tout parle ici de ligne et d’éternité » Lettre à Bourdelle, 17 août 1922, De l’amitié, Arted, 1977
Plus tard, Suarès ajoute :
« Je ne sais pas de lieu plus admirable que Les Baux. Ce paysage nous sépare de tout ce qui nous offense […] Il nous rend à la plus haute part de nous-mêmes, la seule réelle ; il nous en fait une vocation […] Aux Baux, la grandeur a du charme et le charme est plein de grandeur » Lettre à Bourdelle, 21 juillet 1926, De l’amitié
Les Baux, ce grand roc désolé, qui lui apportera contrairement à la solitude parisienne, un isolement salutaire est le miroir de l’âme de Suarès :
Il trouve en Provence son pays rêvé et utopique de la Grèce antique, avec sa majesté et son sentiment d’éternité.
Dans Provence, il complète ses impressions :
Aux Baux, (le vent) « est parfois si présent et si vif, que, fermant un peu les yeux, je crois être au sommet d’un cap, à la pointe d’une île […] Ah, laissez-moi croire qu’en Provence, je suis déjà entre Sounion et l’Olympe. Je ne garde que trop de regret de fermer les yeux sans les avoir ouverts un jour sur l’Acropole. »
Et pour finir, ce passage de réconciliation avec Marseille, avec la vie, avec lui-même.
« A l’étable de la Joliette et d’Arenc, là, je le sais, la mer clapote à quai contre la quille des navires ; là, les vaisseaux mouillés, demain, lèveront l’ancre ; là est le voyage, l’aventure, le soleil, les routes de la Grèce et de l’Asie ; là, les balancelles catalanes, et coulant sur les dalles du Vieux-Port, les flots d’oranges […] C’est la mer, ce que j’aime le plus, le ciel liquide où l’on embarque, où l’on navigue : la planche est retirée, on est à bord comme l’on ressuscite, et déjà dans une autre vie […] C’est la mer où j’ai vécu ma plus belle part, la mer qui m’est commune comme si j’en étais sorti »
André Suarès, Bouclier du Zodiaque, Le Cherche-Midi, 1994.