C'était lundi dernier. Le 16 mars. Des enfants inconnus escaladaient le Bateau Ivre de Rimbaud, sur la plage du Prado à Marseille. Comme nous allions le faire, tous. Poètes du Scriptorium rassemblés ici...Aujourd'hui, 22 mars, nous nous embarquerons donc à distance, mais avec d'autant plus de ferveur sur cet étrange bâtiment qui dit des craintes et des espoirs, des désirs et des manques, des facéties et des silences lourds.
Ce sera notre temps pour les "Morceaux de Bravoure". Des poèmes vont être dits, lus, envoyés...Ce blog est la partie visible de ces élans qui font tant de bien en ces jours si étranges. Et bien sûr, nous faisons nôtre la solidarité intense avec les soignants, celles et ceux qui sont en "première ligne".
Dès demain, quand notre temps de ce Dimanche sera achevé, nous proposerons d'autres canaux de rencontres. Pour que le Scriptorium soit ce pour quoi il est fait: un "lieu-dit de poésie" en toute circonstance. Bon Dimanche, en morceaux de bravoure à tous et toutes ! Dominique Sorrente
***
C'était hier, au retour de ma sortie brève. Une fleur imperturbable, sans personne à l'entour. Confiante. Là à sa juste place. Jouant sa partition de solitude. Je l'ai prise en photo, comme on applaudit la beauté vivante. Juste pour me souvenir de cette présence incomparable. Un "morceau de bravoure" de la nature, défiant tous les malheurs du temps...Dominique Sorrente
***
est une femme
dont la terre est en feu
PERSÉVÉRANCE &
DÉTERMINA TION
sont ses filles
elle est une mère palestinienne
qui lègue à ses enfants un héritage de guerre avec des armes et ses larmes
pour se battre
elle est une femme noire drapée de satin pourpre
qui erre sur une route
et ne permet que l’on vende que les vêtements qu’elle porte
RÉSISTANCE
est la femme « native »
absente
qui mourut dans les mains d’un artiste blanc qui vit en elle
pendant qu’il prospère en moi
RÉSISTANCE
est une enfant
qui témoigne de la mort de sa mère et espère survivre peu importe où mais cachée
elle est une femme battue avec haine par l’homme qu’elle aime
qui décide de se sauver
pour un monde où le toucher est sacré
elle est une femme mise à l’écart
par les barbelés entourant sa maison qui cherche un moyen de s’évader quelles qu’en soient les conséquences
Connie Fife,
Cree Canadian poet (1961-2007)
***
JE VEUX JE DOIS IL FAUT QUE JE SORTE D’ICI
sortir
sortir vite
sortir par la porte de secours des mots
sortir de cet espace
d’air
sortir de cette cage
d’air
sortir de ce corps
d’air
sortir vite
par la porte de secours des mots
dire autre et que l’autre se révèle dire nuage et que le nuage éclate dire pluie et que la pluie explose
il faut
que je persiste
à dire
il faut
que je continue
de parler
pour pouvoir ainsi bâillonner ce battement incessant et faire taire cet autre qui toujours me conteste m’assiège m’encercle et me crucifie
dans le vide seulement
sans
fixité
immobile
parallèle
sortir vite
par la porte de secours
dire mot
et que celui-ci s’ouvre comme un fruit
manger son noyau
dire eau
et que mon âme s’envole comme un oiseau
boire son chant
dire aile
et déployer mes plumes dans le souffle du vent dire amour
et que l’amour se dessine dans le silence du ciel
JULIE LAFAURIE
(d’après un poème de Pilar Gonzales Bernaldo de Quirós )
Ode au Poète
Tout au dessus des arbres il danse dans la nuit
Alerté par les anges sur cette épidémie
Ses semelles de vent l’emportent à l’infini
Sur le monde en colère et sur les cœurs meurtris
Dans les villes les campagnes il fallait réagir
Terre et mer des frontières il fallait s’en sortir
Qu’un virus nous rappelle qu’il fallait s’affranchir
De ce monde inique était à mourir de rire
Sur les dunes du temps et les jardins d’été
Les étoiles une à une il va les rallumer
Le poète magicien et le monde arroser
Et sur le cœur des hommes une fleur va pousser
Fallait-il une crise pour que le monde change ?
De toutes les époques la vie est bien étrange
Emmanuelle Sarrouy
Marseille, 21 mars 2020
***
JUGEMENT
Attendu que les soignants dénoncent depuis des mois la précarité de leurs conditions de travail ;
Attendu l’ordinaire de 20 heures de travail d’affilée pour nombre d’entre eux ;
Attendu les heures sups, les week-ends et les nuits à peine payés ;
Attendu qu’ils sont malgré ce contexte toujours restés fidèles à leurs postes au lit des malades ;
Attendu leur dévouement sans faille à leurs frères, leurs sœurs humaines ;
Attendu leurs sourires, leurs petits mots d’encouragement, leurs gestes de soutien ;
Attendu le réarmement permanent de la finance alors que le désastre grossissait dans l’ombre ;
Attendu le lâchage du service public par l’état ;
Attendu la restriction réitérée des budgets alloués à la santé par nos gouvernements depuis vingt ans ;
Attendu la malhonnêteté de notre président qui affiche aujourd’hui la santé comme priorité après avoir organisé avec méthode et acharnement la casse de l’hôpital, de l’université et de la recherche ;
Attendu qu’une ministre de la santé déclarait fin janvier qu’évidemment le virus resterait à Wuhan et qu’il n’y avait aucune chance que nous en voyions jamais la couleur ;
Attendu que voyant la catastrophe se profiler, cette même ministre a quitté son poste en rêvant d’un avenir plus prestigieux ;
Considérant la vision des files de camions de l’armée italienne transportant les cercueils des victimes ;
Considérant qu’il y a comme un air de Tchernobyl dans l’air ;
Considérant la pénurie actuelle et pourtant prévisible de masques pour les médecins hospitaliers, les internes, les externes, les infirmiers, les aides-soignants, les ASH, les assistantes sociales, les diététiciennes, les psychologues, les kinés, les dentistes, les médecins généralistes, les ambulanciers, les brancardiers, les techniciens de laboratoires ;
Considérant que le gouvernement a informé les soignants qu’une infection au coronavirus ne sera pas reconnue comme maladie professionnelle ;
Considérant le vol de 20000 masques dans les stocks d’un hôpital marseillais et de 30 000 dans un hôpital montpelliérain ;
Attendu les larmes de ma collègue infirmière terrifiée à l’idée de ramener le virus chez elle et d’infecter son mari âgé très malade ;
Attendu ma collègue thérapeute qui coud elle-même des masques à la chaîne avec du tissu de récupération ;
Attendu ma collègue infectée et hospitalisée pour participer à l’essai clinique à la chloroquine ;
Attendu mes collègues cloîtrés de frayeur dans leurs bureaux ;
Attendu la tension et l’angoisse ;
Attendu la peur dans le regard de mes collègues médecins et infirmiers mis en repos chez eux avant de revenir affronter le gros de la vague ;
Attendu que dans ce contexte, les médecins vont devoir assumer la responsabilité de choisir entre deux vies en fonction des chances de survie de chacun – s’ils ne sont pas fauchés eux-mêmes avant ;
Attendu les patients qui vont mourir dans les pires conditions qui soient, je veux dire dans la solitude ;
Attendu qu’en cette année 2020, le thème du Printemps des poètes est « LE COURAGE » ;
Par ces motifs, et sans qu’il y ait besoin de statuer ou tortiller plus que cela,
JE DECRETE QUE MES COLLEGUES SOIGNANTS EN POSTE SONT LES PLUS GRANDS POETES DE TOUS LES TEMPS
Isabelle Alentour
Il y a des mots que les pierres n'ont vraiment pas envie d'effacer. D.S.