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LES CAHIERS DU SUD par Françoise Donadieu

                              LES CAHIERS DU SUD




Nous nous trouvons ici, aux Arcenaulx, pas très loin du 10, Cours Jean Ballard, qui fut jadis Quai du vieux Port et puis Quai du canal. C’est au 4ème étage de ce bâtiment, anciennement entrepôt des douanes, que s’est  déroulée de 1925 à 1966, la formidable aventure des Cahiers du Sud, une revue dont le fondateur qui en devint le principal artisan fut justement Jean Ballard.  

« Rappelez-moi, disait André Gide à Gabriel d’Aubarède, l’un des cofondateurs de la revue, le nom de ce personnage ; je ne m’en souviens pas. La nuit, il pèse des fruits et légumes et le jour, il pèse des textes et des vers. »

 En effet, Jean Ballard gagna sa vie la nuit comme peseur juré au Grand Marché du Cours Julien et consacra ses journées, enfermé dans son bureau du 4ème étage que l’on appelait le Grenier, à fabriquer une revue qui prit rang dans le trio des trois grandes revues françaises du XXème siècle avec la NRF et Europe. Revue qui par ses textes publiés dans le domaine de la poésie, de la critique littéraire, de la philosophie et des sciences humaines, (ethnologie, psychanalyse), fut l’un des laboratoires de la littérature moderne et plus largement de la pensée moderne.

Comme les grands récits de l’aventure humaine remontent toujours aux origines, on aime à rappeler qu’en 1913 un groupe d’anciens condisciples du Lycée Thiers s’unirent un temps pour faire paraître une publication à vocation artistique et littéraire, nommée Fortunio en référence à la pièce de Musset. Marcel Pagnol en était, dit-on, l’initiateur et ses collaborateurs Jean Ballard, Gabriel d’Aubarède et Louis Brauquier. La publication fut interrompue par la guerre puis reprise en 1922, date à laquelle Pagnol s’installe à Paris, date à laquelle se décide le destin méditerranéen de cette revue qui prend le nom de Cahiers du Sud en octobre 1925. Pagnol avait essayé de faire de Fortunio une revue parisienne, Ballard et D’Aubarède font le choix d’une décentralisation avant l’heure. Résultat, d’après un article qui parle de la relation de Lacan avec les Cahiers, « La Provence de Pagnol est folklorique, celle de Ballard essentielle »

En 1925, la revue est une  revue provinciale de qualité qui publie Barrès et Anatole France. Elle est animée par des hommes aux goûts classiques et parfois conformistes. Rien ne prédispose Ballard qui aime à réciter Lecomte de Lisle et Edmond Rostand à devenir l’éditeur  de la poésie la plus moderne de son temps. Mais il rencontre André Gaillard. Ce Marseillais qui travaille à la Compagnie Paquet est un jeune poète ami des surréalistes parisiens. Il va être le passeur entre Paris et Marseille et provoquer la métamorphose des Cahiers en une revue nationale d’avant-garde. On trouvera désormais au sommaire les noms de Roger Vitrac, Antonin Artaud, Henri Michaux, Robert Desnos, René Crevel, Paul Eluard, Philippe Soupault, André Breton et un peu plus tard, ceux des poètes du Grand jeu, groupe dissident des surréalistes : Roger Gilbert Lecomte, René Daumal. Ce changement essentiel de direction pris par la revue est initié par Gaillard mais pleinement accepté par Ballard qui jusqu’à la fin et souvent en opposition avec ses préférences littéraires examinera avec une curiosité bienveillante et un flair sans égal les textes de jeunes inconnus qui sont devenus pour la plupart nos plus grands contemporains. Comme le disait Edmonde Charles-Roux, « Le flair, cela ne s’explique pas ; Ballard était un sorcier, un magicien. » Comme il avait publié avant- guerre Walter Benjamin, il sera la premier à publier Paul Celan après-guerre, et dans  les années soixante, les poètes de la nouvelle avant-garde : Jean-Jacques Vitton, Jean-Pierre Faye, Michel Deguy, Jacques Roubaud, Joseph Guglieimi, Gérard Arseguel. «  Découvrir doit être la principale préoccupation de ceux qui veillent sur une revue littéraire. » disait Léon-Gabriel Gros, un des fidèles collaborateurs de Ballard. 

J’arrête un instant mon développement chronologique un peu monotone,  pour parler des femmes, il n’y en a pas beaucoup dans cette histoire. Simone Weil bien sûr, la  grande, qui sous le pseudonyme d’Emile Novis donna plusieurs textes aux Cahiers dont l’extraordinaire réflexion sur l’Iliade : le Poème de la Force mais il faut rendre aussi hommage  à la femme de Ballard que ses amis appelait Marcou et sans qui la revue n’eût pas existé. Elle en était la secrétaire permanente, corrigeait les épreuves, procédait aux expéditions mais surtout tapait à la machine avec une feuille carbone les nombreuses lettres que Ballard envoyait à ses correspondants en France et à l’étranger. Grâce à elle, le fonds Ballard est le seul qui puisse rivaliser avec celui de la NRF sur le plan des correspondances d’écrivains. Par ailleurs, on doit rendre grâces à Louis Althusser et Hélène Rytman d’être intervenus à la mort de Ballard (1973) auprès de la Ville de Marseille pour que ce fonds exceptionnel soit archivé et ouvert au public. On peut y voir une lettre d’Artaud demandant à Ballard de l’argent pour partir au Mexique, ou celle d’Alquié sur la dialectique de Hegel ou encore une autre, d’Adamov qui parle de langage et de poésie…

Ensuite, il faut citer Georgette Camille, poète, journaliste, critique littéraire, amie des surréalistes, c’est elle qui mit Ballard en relation avec Gaillard. Les Cahiers lui doivent une des premières traductions de Virginia Woolf en France, et surtout l’idée géniale de publier des numéros spéciaux. Elle se chargea des deux premiers, « Le théâtre élisabéthain », elle était angliciste,  et « Le romantisme allemand » ; ceux qui suivirent affirmèrent l’identité  méditerranéenne de la revue. En voici quelques titres L’Islam et l’Occident, Le génie d’Israël, Retour des mythes grecs, Marseille, Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen, ce dernier réalisé par le Groupe de Carcassonne, animé par le grand poète Joë Bousquet et René Nelli, spécialiste du Moyen-Âge occitan, tous deux amis et correspondants de Ballard. 

 

1929, André Gaillard meurt brutalement, c’est une perte terrible pour Ballard qui l’aimait et pour la revue, privée de la plupart de ses contributeurs parisiens. Mais Ballard est tenace. « Non, non, je ne peux pas arrêter. », répond-il à ceux qui le lui conseillent. Il faut dire qu’il a, à ses côtés, depuis la démission de Gabriel d’Aubarède en 1928, un homme remarquable par son activité, sa fermeté, son talent d’animateur. Gabriel Bertin, rédacteur en chef, impose une ligne qui ne sera jamais remise en question par le comité de rédaction. Selon Léon-Gabriel  Gros,  « L’esprit des Cahiers, c’est l’esprit de Bertin, un mélange de timidité, d’écart et d’audace. » Avec lui, arrivent aux Cahiers la littérature étrangère, Kafka, les romanciers américains, les écrivains d’Amérique latine mais aussi Rilke et Kirkegaard. Toujours selon Léon Gabriel Gros, «  C’est l’homme le plus discret qui a amené l’extension d’un regard mondialiste ».

 

C’est ainsi que la revue est devenue adulte, mais il lui faudra tout au long de sa vie l’ardeur le courage et le pragmatisme de Ballard pour l’alimenter Car comme le disait Jean Tortel, un autre collaborateur fidèle : « Oui, les Cahiers se sont faits à Marseille, mais pas avec Marseille. Contre Marseille. » Les abonnés ne suffisent pas et les édiles marseillais n’ont jamais financé la revue. Ballard fut obligé de se transformer en homme d’affaires et même selon les moqueurs, en Frère mendiant pour aller quémander des soutiens chez ses connaissances des grandes compagnies maritimes ou négocier avec les commerçants et les industriels des contrats publicitaires. 

Sa ténacité légendaire eut son meilleur emploi pendant la Seconde Guerre mondiale. Il refusa de renoncer à publier et offrit le refuge des Cahiers à tous les écrivains résistants ou simplement réfugiés en zone libre. Ainsi,  André Breton, André Masson, Lanza del Vasto, Benjamin Péret, Benjamin Fondane, Ilarie Voronca, Pierre Emmanuel. Il offrit même à certains le gîte dans la réserve où s’entassaient les revues et le couvert grâce aux fruits et légumes du Cours Julien et aux talents de cuisinière de Marcou. Cet engagement n’eut rien de politique, bien qu’’il soit intervenu pour sauver Fondane de la déportation (mais celui-ci choisit de partir avec sa sœur…). On a reproché à Ballard de ne pas s’être déclaré plus nettement ; or, il s’agissait d’affirmer, comme le disait Tortel, « la Résistance de la poésie plutôt que la poésie de la Résistance. ». Il fit donc des Cahiers un des hauts lieux de cette résistance intellectuelle et artistique qui fut l’honneur de Marseille, comme le furent aussi la Villa Air bel sous l’égide de Varian Frye, la coopérative des Croque fruits animée par Sylvain Itlkine ou la Villa Provençale de la Comtesse Pastré, à Montredon. 

 

Je voudrais dire un mot de cette grande dame, cela fera une femme de plus. Elle n’avait pas non plus un esprit politique mais comme Ballard, du pragmatisme, beaucoup d’argent et surtout un amour passionné pour les artistes. Ballard lui inspira, dit-on, le nom de l’œuvre qu’elle créa pour venir en aide aux musiciens, artistes ou écrivains qui en avaient besoin : Pour que l’esprit vive. Elle en hébergea quelques-uns à Montredon où c’était table ouverte pour beaucoup d’autres : la pianiste Youra Guller, l’écrivain Luc Dietrich, l’artiste André Masson, et elle sauva littéralement la vie de la sublime Clara Haskil et du peintre tchèque et résistant Rudolf Kundera. Elle avait une grande admiration pour Ballard et de la reconnaissance aussi  puisqu’il fut parmi ceux qui jamais ne l’appelèrent avec mépris La Pastré. Il faut lire un passage de Mon royaume pour un cheval, un roman de Michel Mohrt, adepte de L’Action Française, pour mesurer la haine condescendante que la Comtesse a pu inspirer. Michel Mohrt y décrit de façon satirique une soirée réunissant les poètes réfugiés, en présence de Lily Pastré.  

Je vous propose une brève évocation de ses relations avec Ballard. Il a écrit pour les Cahiers un texte intitulé Les Heures de Montredon, Lily l’en remercia dans une lettre écrite, comme c’était son habitude, à l’encre mauve. 

« La poste m’a apporté hier soir à la fois votre lettre et les Cahiers du Sud. Et je ne saurais vous dire combien j’ai été touchée en lisant ce que vous avez mis de poésie à travers ces Heures de Montredon. Je pense que vous avez beaucoup exagéré mon rôle qui est bien modeste. Mais je suis bien contente que vous ayez senti le charme de ce beau Montredon que j’aime mais que j’ai trouvé tout créé. Et je suis heureuse s’il a pu être pour certains un relais des peines au milieu d’une époque sombre. » 

Dans ce même texte, Ballard exprime l’estime qu’il éprouve pour « Madame Pastré », pour « sa ferveur, sa grande culture et son jugement sûr ». Il l’associe à « l’art par quoi tout s’éclaire et prend son sens » et ajoute : « Son âme ardente trouve sa seule raison d’être dans le bonheur d’autrui. »

En juillet 1942, Lily se met en tête d’offrir au public marseillais une représentation du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, musicien maudit par le Reich, d’après la pièce de Shakespeare, un anglais, avec pour chef d’orchestre Manuel Rosenthal, un juif, pour diriger l’exécution d’une partition de Jacques Ibert, compositeur interdit par le gouvernement de Vichy. Au lendemain de ce qui fut une véritable « féerie » au dire des spectateurs et aussi un grand coup d’audace, elle reçoit une lettre de Ballard qui dit avoir ressenti dans le parc de Montredon au milieu des grands pins « le frisson du beau ».

 

Pour conclure, voici un extrait d’un texte très touchant de Jean Ballard intitulé Fronton pour un jeune poète

« Justement, j’entends un pas dans l’escalier. Je le reconnais entre mille. C’est celui du jeune inconnu. Il monte, tant d’autres avant lui ont grimpé ces marches, il se demande de quel cœur ils les ont descendues. Et soudain, je me sens ému à la pensée d’autres arrivées, d’autres visages surgis d’un passé proche ou lointain. En une seconde, je revois ses aînés qui vinrent ici et qui ne sont plus : la première entrée d’André Gaillard et le moment qui suivit, d’attente lumineuse. Plus tard, celle de Bertin, énigmatique et silencieux. J’entends encore le chahut, le clairon goguenard de Robert Desnos qui s’annonçait en  gueulant dès le premier étage et l’inoubliable voix d’Eluard tantôt grave tantôt gavroche dont les silences semblaient retenir le temps, Eluard qu’on croyait à chaque passage voir pour la première fois…»

 

PS : tout ce que l’on sait ou presque tout, des Cahiers du Sud, on le doit à Alain Paire. On trouve ses articles et ses vidéos sur le Net et son ouvrage Chroniques des Cahiers du Sud à la bibliothèque de l’Alcazar, étage des Fonds patrimoniaux ! 

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