"Au petit matin
le petit jour s'est exilé dans sa propre lumière
comme un astre de misère dans la plaie de sa courbe
la lune a poursuivi son parcours nuage après nuage
dedans-dehors
de jour de nuit
ici là-bas
devant et toujours devant
entre le silence de la pierre et la fragilité de la fleur"
Gabriel Mwènè Okoundji, Monologue d'un mortel in Vent fou me frappe (fédérop, 2003, 2010)
Robion n’est pas « village en poésie » pour rien. Le Printemps des poètes a vu juste en soutenant cette localité et ses habitants dans le désir de partager les mots de mille et une manières.
Ce samedi, à Robion, au pied du Luberon, c’était donc Journée poésie pour tous. À l’invitation de l’association Robion & ses passeurs de mots et de la médiathèque intercommunale Luberon Monts du Vaucluse, Dominique Sorrente et le Scriptorium avaient été conviés pour apporter quelques pierres à feu de plus à un parcours fait d’étonnements et de partages.
Lors de la matinée, le poète marseillais s’est livré à une performance originale baptisée « lecture kaléidoscope ».
Cette pratique sur scène ( en cohérence avec son œuvre faisant coexister plusieurs registres d’écriture) prend le parti de conduire l’auditeur d’un angle de parole à l’autre. Exercice de déplacement pour renouveler l’écoute, la perception. Un peu comme on visite les pièces successives d’un lieu inconnu. Ou comme on voit surgir des scènes superposées dans un rêve. Et cette forme de lecture innovante a été vivement appréciée par le public attentif accueilli à l’étage de la médiathèque.
A partir de deux espaces, debout derrière un pupitre et assis à une table d’écriture, l’auteur de « Les gens comme ça va » et de « B comme Bran » a alterné les tonalités et les gestuelles à voix nue ou porté par des instruments divers, tels qu’une guimbarde, un halilitar, une guitare, un harmonica.. Et même une raquette et une balle de ping-pong…Le public a pu ainsi se laisser surprendre et émouvoir aussi bien par des formes méditatives comme dans le Rebord du monde de « C’est bien ici la terre », que dans le jeu d’une écriture adressée, à la frontière de la formulation magique « comme on tire les cartes ». Gravité et rire, d’un même tenant. On n’oubliera pas non plus le versant en chanson de plusieurs titres de l’auteur-compositeur dont les Ivre vivants ou Mon amazone. Plus d’une heure 15, à rythmes et rebondissements, où chacun a eu l’occasion de sentir l’engagement vital du poète dans les recoins de la réalité vécue.
Après un repas partagé à la médiathèque, propice pour faire connaissance, la rencontre s’est prolongée sous la forme d’une Caravane poétique dans les rues de Robion. Sur le thème de « l’entretemps », les participants ont eu l’occasion de partager leurs lectures, et d’écouter le récit des lieux donné par Jack Rey et complété par les anecdotes de certains habitants. Halte à la pompe, « haut lieu de la disette », puis on emprunte les calades, entre jasmin et chèvrefeuille. Le portalet, à l’entrée du village fortifié. Une halte sur les hauteurs où le désir d’être hors-temps fut avoué…puis la scène finale au théâtre de verdure. Là même où la veille, au soir, le footballeur de la légende de 98, Lilian Thuram avait partagé ses convictions avec Michel Wieworka pour éduquer contre les mécanismes de racisme et de domination.
Les fesses posées sur un peu de fournaise, on eut loisir de jeter un œil envieux vers les escaliers inaccessibles qui mènent à la source, imaginer cette version locale des chutes du Niagara.
« Je vais faire dégringoler la montagne » lança un téméraire.
Les mots des poètes se sont réfugiés ensuite au café au centre du village. Une façon de récapituler la moisson du jour, faire provision de conversations sur l’’état du monde ou la rondelle de citron ou les hésitations du ciel à lâcher la pluie.
On apprit que les habitants de Robion se faisaient appeler au temps des papes du Comtat les mange-coucourdes.
Passeurs de mots ou lézards amoureux, caravaniers ou kaleidoscopeurs, les poètes ici n’ont pas fini de se donner des surnoms pour se tenir l’âme forte.
Tant pis, tant mieux, à la grâce du temps…
Anne LOFOTEN
*
Quelques poèmes emportés dans la caravane poétique
sur le thème de l’Entretemps
Il est un point où tout s'annule et se suspend, comme un souffle.
Il y a des tiroirs dans l'armoire du temps.
Astronautes de la Venise marchande,
Anonymes enchâssés dans la boue de Verdun,
Ivres à nouveau
Descendre les vastes steppes du temps dans l'étirement d'une seconde
Comme la boule de matière en fusion
Au bout de la canne du verrier.
Jeanne Nathan
(extrait de Du chant dans les arbres, L'harmattan, 2017)
*
Entre chien et loup
plongent les goélands
les ombres folles
charrient le vent nocturne
j’ai une fleur de sable
sur la tempe
une écharde dans ma pupille
ce que les lèvres humectent
je me le demande
et pourquoi l’écume est si rouge
Leonor GNOS
extraits de:
TANT DE VENT NEGLIGE – SO VIEL WIND UNGENUTZT
noch etwas landschaft
bitteschön
sie vorzuführen
schmilzt das eis
und tüncht die segel
um zu erspüren wie
sommer aussieht
uferlos dem garten
eden abgeschaut
eine palette bunte
tuben als gingen
nie die farben aus
encore un peu de paysage
s´il vous-plaît
pour le présenter
la glace fond
et blanchit les voiles
afin d'imaginer quel air
a l´été
sans bornes copié
de l'Eden
une palette de tubes
bariolés comme si les
couleurs ne finissaient jamais
(p.26-27)
so viel wind
ungenutzt
die menschen
nicht fähig
zu fliegen
die häuser
verankert
niemals
zu versetzen
die energie
zu belastet
sich in luft
aufzulösen
doch die augen
ein leichtes
sie mitzureißen
wohin auch immer
tant de vent
négligé
les hommes
incapables
de voler
les maisons
ancrées
jamais
à déplacer
l´énergie
trop polluée
pour se dissoudre
dans l´air
mais les yeux
il est facile
de les entraîner
n´importe où
(p.44-45)
EVA MARIA BERG
traduit en collaboration avec Max Alhau, Editions Villa-Cisneros, 2018
*
Dans les pages du journal, le temps s’effrite,
glissent les péripéties
aux réponses verrouillées.
Tu appelles au secours les fenêtres.
Opiniâtre au-dedans,
le feu sacré
travaille.
*
Droit de marcher à contre-époque,
de fréquenter l’inactuel.
Droit de laisser le vent ruer
dans les brancards.
*
Quant ton oreille sera devenue souple,
il te suffira d’une ritournelle
pour t’affranchir des pesanteurs.
Dominique Sorrente
( extrait de Comme on tire les cartes , inédit)
"Assis dans la forêt, j'observe la montagne. L'aube
est calme. Avec l'aide du clair
de lune
mon regard
flotte au sommet des arbres. Leur feuillage
perce le ciel serein qui libère
les souvenirs de mon enfance. Enfin
ma pensée trouve refuge
dans un étang de quiétude
le cheminement vers la tranquillité de l'âme
est donc chose possible
je me lève
rassuré de cette illumination des aurores dans mes yeux
et à nouveau je marche
au rythme de mon cœur, dans les dimensions du monde"
Gabriel Mwènè Okoundji, L'aube est calme in Prière aux ancêtres (fédérop, 2008)
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